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Fragments d’un « mémorial des limbes », dixit un autre auteur, Eduardo Lourenço.
Ce livre a été publié post mortem pour sa 1ère édition. Il vient d’être réédité en édition intégrale en 2023 et surtout, il a été merveilleusement traduit du portugais par Françoise Laye.
Dans cet assemblage de bouts d’écrits ou de lettres, j’ai eu une drôle de sensation : celle d’être prise dans la spirale d’un profond réalisme mais qui n’en était pas pour autant dépressif. Pessoa l’a été, dépressif, cela ne fait aucun doute. Mais il a su en tirer une sorte de philosophie d’acceptation.
Pour lui le monde entier est réduit en fragments, des fragments qui s’enchevêtrent dans son esprit sans pour autant se perdre.
Pessoa parle dans ses écrits de Sa réalité la plus intime, la plus vulnérable. L’angoisse existentielle prend peu à peu, au fil des pages, le dessus.
Sa culture est immense, il parle de rites catholiques comme des cérémonies de la Franc-Maçonnerie,
C’est une écriture absolument magistrale, simple et lucide, implacablement belle. Le rythme est chaotique. On est bouleversé entre son regard philosophique et celui par moment plus personnel.
Je ne peux guère le résumer qu’en disant qu’il arrive à réconcilier rêve et vie, tristesse et beauté du monde. Quelques citations en diront davantage que mes bavardages.
Citations
En 1916, lettre à Mario, un ami « Je vous écrits aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental - un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci - que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi. »
En 1930-31 :
« Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner, jusqu’à l’arrivée de la diligence de l’abîme. »
« Il me faut choisir entre deux attitudes détestées - ou bien le rêve que mon intelligence exècre, ou bien l’action, que ma sensibilité à en horreur…mais comme dans certaines circonstances, il me faut bien ou rêver ou agir, je mélange une chose avec l’autre. »
« L’inaction console de tout. Ne pas agir nous donne tout. Imaginer est tout, pourvu que cela ne tende jamais à l’action .»
« Perdre son temps relève d’une certaine esthétique. »
« Nous marchions réunis-séparés, au gré des brusques détours de la forêt. »
« Nous autres, nous ne pouvons aimer, mon petit. L’amour est la plus charnelle des illusions. Ecoute : aimer c’est posséder. Et que possède-t-on quand on aime ? Un corps ? Pour le posséder il faudrait s’approprier sa matière, le manger, l’inclure en nous… »
1933
« Il est des souffrances intimes dont nous ne savons pas distinguer, tant elles contiennent d’éléments subtils et comme infiltrés
C'est un livre qu'on pose et qu'on reprend.
« Moi, le jour, je suis nul, et la nuit, je suis moi »
Fernando Pessoa que je n’avais pas lu depuis trop longtemps, ce livre présentant divers écrits nous montrent un esprit libre, une critique aiguë face à l’ordre social et ses hypocrisies. L’humour est très présent et opère en puissant désinfectant de toutes les idéologies.
L’auteur écrit et échappe à la monotonie du quotidien, il affûte sa pensée, exerce son esprit critique, et ce n’est pas toujours à fleurets mouchetés.
Ce que j’ai aimé, c’est le sentiment que Fernando Pessoa, écrit comme un véritable artisan ; il ne se regarde pas écrire comme beaucoup de « penseurs » contemporains, son éclectisme est évident.
En filigrane de son œuvre il y a toujours cette pensée que sans l’autre « je » n’existe pas.
C’est aussi le sentiment, voire le malaise, que le moi est une quête perpétuelle, fugace ou percutante, mais qui instaure aussi déséquilibre ou souffrance.
Nous sommes multiples
Et particulièrement, celui qui n’était Personne, ce n’est pas un être solitaire juste quelqu’un qui appréciait aussi la solitude, ses longues marches dans la nuit, étaient l’antidote au jour, et portaient leurs fruits.
La pensée n’existe pas sans les sens, percevoir, ressentir est indispensable pour nourrir la pensée.
« Au beau milieu de mon travail journalier — toujours semblable à lui-même, terne et inutile —, je vois surgir brusquement l’évasion : vestiges rêvés d’îles lointaines, fêtes dans les parcs des anciens temps, d’autres paysages, d’autres sentiments, un autre moi »
Je vais terminer par un extrait savoureux qui montre son humour et son autodérision :
« La calvitie socratique, les yeux de corbeau d’Edgar Poe, et une moustache risible, chaplinesque — voilà en quelques traits aussi forts que précis le masque de Fernando Pessoa. »
La couverture d’Anna Bak-Kvapil est superbe entre sobriété colorée et la fantaisie de ce visage multiple qui annonce bien les écrits de cet écrivain.
Merci à Masse Critique Babelio et aux Éditions Les Belles Lettres pour ce privilège de lecture qui m’a donné une furieuse envie de relire Le Livre de l’intranquillité.
©Chantal Lafon
https://jai2motsavousdire.wordpress.com/2023/07/23/comment-les-autres-nous-voient/
C’est toujours une bonne idée de lire du Pessoa !
Il y a une grande liberté de ton mais aussi de l’humour, de l’érudition et ses textes sont très enlevés.
Ce recueil peut désarçonner car l’on passe de la poésie à Mussolini, en passant par les Grecs de l’Antiquité.
Il aborde des sujets aussi bien politiques, esthétique, que poétique, il y en a pour tous les goûts mais aussi pour tous les moments de notre âme, que l’on soit nostalgique, ouverts à lire des développements très poussés sur l’écriture ou la condition du portugais.
Il s’agit soit de piocher au hasard, soit en s’inspirant de la table des matières, même si certains titres peuvent donner lieu à des surprises.
Mon premier coup de cœur va tout d’abord à tous ses développements sur les Grecs de l’Antiquité. Il soutient que toute personne héroïque esthétique ou socratique en Grèce Antique est née à la période idéale pour se réaliser, l’idéal profond étant alors « adapté à l’idéal social ».
Je place ci-dessous quelques extraits d’un autre texte :
« Chacun a l’Appolon qu’il cherche, et aura l’Athéna qu’il cherchera. Mais aussi bien ce que nous avons que ce que nous aurons, nous est déjà donné, car tout est logique. Dieu géométrise, a dit Platon. »
« L’art nait de la sensibilité […] l’écho en nous de l’enchantement lointain »
Autre texte qui m’a durablement marqué, « l’homme de Porlock », qui est une anecdote sous forme d’allégorie sur l’écrivain Coleridge interrompu dans sa rédaction d’un poème composé en rêve.
« Tout ce que nous pensons ou sentons vraiment au moment de l’exprimer subit l’interruption fatale de ce visiteur qui est aussi nous ». Il poursuit en expliquant que ce qui survit vraiment de nous ne sont que des fragments mais si « cela avait été serait l’expression de notre âme ».
Mais en vrai j’ai corné beaucoup de pages !
Ce texte était dans la malle pleine des écrits de Pessoa, miraculeusement retrouvée après sa mort.
L’auteur s’adresse aux touristes et nous met entre les mains un guide exceptionnel de Lisbonne qui reste incroyablement d’actualité.
Au-delà de cela, avec une rage de convaincre, il transmet avec une puissance d’écriture remarquable son amour pour la capitale portugaise en en faisant découvrir la beauté des sites et panoramas qui s’offrent aux yeux ainsi que toute la richesse culturelle et historique.
Dans la collection Poche 10/18, une préface signée Rogelio Ordonez Blanco résume l’essentiel de la vie de l’écrivain et en postface, un article de Libé intitulé « Personne à Lisbonne » — Sur les pas de Fernando Pessoa, signé par Antoine de Gaudemar, est riche d’informations sur cet auteur dit « monument de la littérature» qui fut si peu connu du grand public le temps de son vivant…
Si vous aimez Lisbonne ou envisagez de découvrir Lisbonne (+ Cascais et Cintra), ce livre est incontournable et par expérience sur place, suivre les indications qui y sont données est assez bluffant !
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