Malamud, ou l'art de la chute et de l'inattendu...
Lecteurs.com, partenaire de l'événement Lire en short, la grande fête du livre pour la jeunesse qui se tient du 17 au 31 juillet partout en France, vous fait partager la passion de la lecture de personnalités du monde de la musique, du sport, du web... Nous sommes...
Malamud, ou l'art de la chute et de l'inattendu...
Lecteurs.com est allé à la rencontre de personnalités et leur avons demandé s’ils cachaient un livre dans leur sac ! Que représente pour eux la lecture ? Ont-ils un conseil à nous donner ? Cette semaine, Aurélie Saada, du groupe Brigitte, s’est prêtée au jeu et a ouvert son sac.
A 60 ans Morris Bober tient depuis 22 ans, une petite épicerie en déclin dans un quartier de Brooklyn. Ida son épouse est déprimée et souhaite que son mari vende la boutique avant que les murs et le fonds ne perdent leur valeur.
Le couple vit avec Helen, leur fille adulte qui travaille dans un bureau à Manhattan pour un petit salaire qui aide la famille dans son quotidien. A regret, elle a dû abandonner ses études. Il faudrait qu’elle se marie. Il y a Nat, le fils du confiseur et Louis Karp le fils du marchand de liqueurs mais si elle regrette de s’être laissée séduire occasionnellement par le beau Nat promis à un futur d’avocat, Louis ne lui plait pas du tout malgré sa sincérité à son égard.
Dans ce cadre assez morose, un soir, Morris vit arriver deux racailles masquées qui lui volèrent son petit fond de caisse en le traitant de « sale juif ».
Quelques jours après un jeune italo-américain dépenaillé entre dans la boutique et demande à faire un stage. C’est Frank Alpine, un des deux voyous qui l’ont agressé mais Morris ne le reconnait pas. Frank veut se racheter car il culpabilise. Il va dormir au fond de la cave et chaparder chaque matin deux litres de lait et un pain au dépôt matinal du livreur devant la porte de l’épicerie. Morris va le découvrir et prendre Frank en pitié.
Le lendemain Morris va avoir un malaise et Frank va en profiter pour le remplacer. Le temps de sa convalescence, Frank va améliorer les ventes et sera engagé pour un petit salaire que Morris augmentera après quelques semaines ce qui permettra à Frank d’avoir meilleur aspect rasé et vêtu de vêtements neufs.
Les deux hommes parlent entre eux de leurs passés respectifs. Frank ne cache pas l’abandon de ses parents et ses séjours en famille d’accueil mais cache de nombreux délits inavouables que l’épicier imagine en silence. Morris lui parle de son passé de famille juive qui a fui les pogroms russes.
Inévitablement, Frank va tomber amoureux d’Helen mais son éducation fera qu’il ne saura pas s’y prendre et la brutalisera ce qui effraiera la jeune fille bien qu’elle admire Frank en secret pour son acharnement à vouloir s’en sortir en allant s’instruire à la bibliothèque.
Frank ne saura que faire pour se racheter aussi bien auprès du père qu’il a braqué que de la fille qu’il a brutalisée. Il est toujours commis et vole un peu dans la caisse. Morris s’en apercevra et le chassera. Mais Morris va tomber malade et partir à l’hôpital. Frank revient.
Sans Morris, Ida et Helen manquant de moyen, le laisse gérer le commerce. Il continue quotidiennement à demander le pardon d’Helen qui l’ignore.
Elle l’a traité de Goyim. Alors la question se pose à lui. Qu’est-ce être juif ? Il a demandé à Morris. Comment devenir juif ? S’il le faut car il aime Helen sincèrement et il sait que c’est réciproque.
C’est assez saisissant de lire comment Bernard Malamud rend la routine de ce huis clos dans ce petit commerce minable, absolument passionnant et captivant avec une écriture cinématographique qui sait imager la misère des lieux par un détail, un sentiment profond par un mot, une humeur par un geste ou un regard, en y mêlant sans insistance l’identité juive, l’époque des années 50 à New York, l’immigration et l’exil, le rejet et l’acceptation de l’autre, le courage, la pitié, l’honneur, l’ambition, la rédemption, l'expiation, le pardon, le dévouement, le bien et le mal. C’est tout plein de tout ça qui in fine tisse notre humanité.
Une écriture puissante tout en pudeur. Une lecture addictive !
Prix Pulitzer et National Book Award 1967
Yakov Bok est réparateur de son état, il ne possède pas grand-chose, n'a même plus de femme, depuis que cette dernière l'a quittée. Tout ce qu'il souhaiterait lui, c'est une vie meilleure. La fréquentation qu'il fait depuis quelque temps des livres, et notamment de Spinoza lui en donne le goût. Alors il part, il quitte sa campagne natale, pour aller tenter sa chance à la grande ville, Kiev : « je n'ai pas grand-chose, mais j'ai des projets. » dit-il à son beau-père avant de quitter son shtetl.
Yakov est Juif dans la Russie tsariste, il a assisté aux progroms de 1905-1906, il sait qu'il n'a pas le droit de résider en dehors du quartier juif de Kiev. Il n'est pas pratiquant, ne croit même pas en Dieu « [Dieu] est avec nous jusqu'au moment où les cosaques nous foncent dessus au grand galop, alors il est ailleurs. Il est dans les latrines, si tu veux savoir. » mais il comprend qu'il doit être prudent dans sa nouvelle vie. Un soir, il secourt le riche Lebedev, malgré l'insigne de l'aigle bicéphale des Cent-Noirs qui orne son manteau, indiquant clairement son appartenance à ce groupe antisémite et monarchiste né de la révolution de 1905.
Ce geste d'humanité va pourtant le précipiter en enfer. Yakov accepte de travailler à la briqueterie de Lebedev, située en dehors du quartier juif. Mais lorsqu'un enfant est sauvagement assassiné aux abords de l'usine, les soupçons se portent rapidement sur l'homme juif, qu'on accuse d'avoir perpétré un meurtre rituel. Il devient alors le bouc émissaire idéal, le coupable tout désigné d'une campagne antisémite destinée à détourner l'opinion publique des protestations à l'égard du pouvoir du Tsar.
Ce que nous montre Malamud, c'est l'absurde violence, l'implacable détermination à condamner cet innocent qu'on enferme en prison dans l'attente du procès. Il n'est pas seulement privé de liberté, l est abîmé par ses geôliers, cruellement harcelé par un système absurde aux échos kafkaiens, dans une mécanique d'anéantissement de l'individu, un antisémitisme délirant et une négation de la justice révoltante.
Malamud nous immerge dans la cellule de Yakov, dans ses pensées, ses délires d'homme affamé et désespéré. Mais Yakov ne renonce pas, jamais, il demeure fidèle à la vérité. Inspiré par l'histoire vraie d'un Juif Ukrainien emigré aux Etats-Unis, Malamud nous offre avec ce roman l'un des plus beaux personnages de la littérature mondiale et un chef-d'oeuvre sur la condition humaine. Yakov n'est pas seulement Juif, il est homme qui résiste et qui réveille chez nous le sentiment de l'obligation, celle d'agir, de tendre la main à l'autre. Puissant et indispensable !
Mention spéciale au magistrat Bibikov qui donne l'occasion à Malamud de définir une philosophie tellement actuelle: « je suis adepte du méliorisme. C'est-à-dire que j'ai décidé d'agir en optimiste le jour où je me suis aperçu que le pessimisme m'empêchait d'agir. On se sent souvent réduit à l'impuissance face au désordre des temps modernes […] Mais pour peu qu'on ait quelque chose à offrir, on ne doit pas se soustraire à sa tâche, au risque de se diminuer sur le plan humain. »
"Le tonneau magique" est un recueil de treize nouvelles, treize perles d'humanité, couronnées en 1959 par le National Book Award. Je ne vais pas résumer chacune d'elles, mais elles ont de nombreux points communs : leurs personnages sont des gens modestes, petits commerçants besogneux, juifs immigrés de première ou deuxième génération, vivant dans le New York des années 50 et pour lesquels les tragédies de la deuxième guerre mondiale sont encore palpables. La plupart de ces histoires se déroulent aux USA, quelques-unes en Italie, et ont pour thème la quête du bonheur, que celui-ci se confonde avec l'amour, la fortune ou le succès. Et Dieu (pour autant qu'il existe, mais rien moins sûr depuis la Shoah), que cette quête est difficile, dramatique, tragique. Mais tous les personnages, tous anti-héros, s'entêtent, absurdement, comiquement, n'ayant pas ou plus d'autre sens à donner à leur vie. Certains feraient n'importe quoi pour obtenir de l'aide, y compris s'adresser à un ange aux ailes douteuses (L'ange Levine), tandis que d'autres s'obstinent à refuser la main qu'on leur tend avec une charité parfois extrême (Pitié). Certains réussiront (Les sept premières années), d'autres gâcheront leur chance stupidement (La dame du lac), tous en retireront quelque chose : réponses existentielles, illusions perdues, miracle, changement de perspective.
Un autre point commun : tous ces heurs et malheurs sont racontés avec beaucoup de tendresse, dans une veine tragi-comique qui évite le pathos larmoyant. Avec des portraits attachants, des états d'âme décrits avec finesse et l'universalité de ces drames individuels, ces textes s'impriment pour longtemps dans la mémoire du lecteur.
Après ma lecture du Commis, roman que j'ai vraiment beaucoup aimé, je craignais d'être un peu déçue par des nouvelles : je pensais qu'un format plus court donnerait forcément quelque chose de moins puissant. Eh bien, il n'en est rien, loin de là ! Ces treize nouvelles admirablement traduites par Josée Kamoun ont une force telle qu'elles acquièrent une dimension quasi mythique.
Elles mettent en scène de petites gens : un cordonnier et son ouvrier, des étudiants, des épiciers, un futur rabbin, un tailleur, un boulanger… En quelques mots très efficaces, l'incipit met en place leur situation : la vie n'a gâté ni les uns ni les autres ; les personnages de Malamud manquent d'amour, d'argent, de chance, de foi aussi car il leur arrive de douter… En effet, tout se passe comme si la Providence les avait abandonnés. Que « faire » de Dieu après la Shoah, comment croire qu'il est encore là pour aimer et protéger ?
Usés par la vie, ces hommes et ces femmes souffrent physiquement et moralement. Et ils se débattent comme ils peuvent, souvent seuls et accablés de malheur. Et ceux qui sont censés leur apporter un peu d'aide ne sont pas mieux lotis qu'eux ! Je pense par exemple au pauvre agent immobilier sans bureau, Vasco Bevilacqua, qui dans « La précieuse clef » fait tout ce qu'il peut pour trouver un appartement convenable à Carl Schneider, doctorant en études italiennes, venu avec sa famille à Rome pour faire des recherches.
Certains d'entre eux d'ailleurs déclinent l'aide qu'on leur propose et il faut ruser pour tenter de leur donner un coup de main. C'est le cas d'Eva et de son époux qui refusent de quitter leur épicerie malgré les conseils de Rosen : « Bon Dieu, lui ai-je dit, faites n'importe quoi, peintre, concierge, ferrailleur, mais sortez-vous de cette boutique avant d'être tous transformés en squelettes. », « Cette boutique, c'est un enterrement de première classe. Vous allez y laisser votre peau si vous ne vous sauvez pas tout de suite. » Mais Rosen aura beau se démener, il arrivera ce qu'il arrivera, comme il l'aurait dit lui même !
Ils vivent un tournant de leur existence, rien ne sera plus pareil après, enfin… c'est ce qu'ils espèrent… Hélas, l'illusion les aveugle parfois et les place sur des chemins qui ne mènent nulle part. On retrouve dans ce recueil de nouvelles les thèmes qui hantent l'auteur : la culpabilité, l'amour, la condition humaine, la judéité : « qu'est-ce-que sa judéité lui avait apporté sinon des migraines, des complexes et de tristes souvenirs ? » s'interroge Henry Levin dans « La dame du lac », tandis qu'il n'a pas osé avouer qu'il est juif à une jeune fille qu'il courtise … « Il se consolait en se disant qu'il était juif et que le juif souffre » pense le futur rabbin Leo Finkle qui dans « Le tonneau magique » a fait appel à un marieur afin de trouver une épouse… qu'il ne trouve pas !
Ces nouvelles, extrêmement touchantes, sont toutes pleines d'humanité… Certaines d'ailleurs ne sont pas dénuées d'humour et de fantaisie sans pour autant cesser de côtoyer le tragique.
S'il m'est impossible de vous parler de chacune de ces nouvelles, je peux vous dire deux mots sur celles qui m'ont particulièrement marquée : la première « Les sept premières années » met en scène Feld, un cordonnier souhaitant marier sa fille à un étudiant nommé Max, un garçon instruit et sérieux qui, dans un premier temps, donnerait peut-être à Miriam l'envie de fréquenter l'université et à coup sûr, plus tard, une vie meilleure… Or, un jour, Feld se sent obligé de renvoyer Sobel, son ouvrier polonais, pour cause de maladresse… Sous la charge de travail qu'il doit désormais assumer seul, il finit par aller le rechercher et lors d'une discussion, en viendra à lui demander pourquoi depuis plusieurs années, il accepte de travailler autant d'heures pour quasiment rien. Cette nouvelle est particulièrement émouvante et rappelle par de nombreux aspects l'intrigue du Commis.
Je repense à la nouvelle intitulée « L'ange Levine » dans laquelle le tailleur Manischevitz a tout perdu : son commerce dans un incendie, son fils à la guerre et sa fille qui a fui au bras d'un rustre. Ses propres douleurs au dos relèvent de la torture. Il ne lui reste que sa femme qui est mourante et ses yeux pour pleurer.
« Manischevitz avait traversé ces épreuves en restant passablement stoïque, presque incrédule devant tout ce qui lui tombait sur la tête, comme si ces coups durs advenaient, mettons, à une vague connaissance ou un parent éloigné. Une telle avalanche de misère dépassait l'entendement. »
Or, un jour, dans sa salle à manger, Manischevitz voit un ange… noir. « Qu'est ce que vous faites là ? » lui demande-t-il. L'autre se présente : il se nomme Alexander Levine. « Où sont passées vos ailes ? » s'inquiète le tailleur dubitatif et il ajoute un peu inquiet « Si Dieu m'envoie un ange, pourquoi un ange noir ? », « C'était à mon tour de descendre. » répond logiquement l'ange Lévine, expliquant qu'il peut sauver la femme du tailleur. Mais ce dernier ne peut s'empêcher de prendre l'ange pour un imposteur… Et si Lévine était vraiment un ange, un ange noir envoyé pour secourir le tailleur ? Manischevitz ne devrait-il pas tenter de le prendre au sérieux ?
« C'était dur à croire mais n'empêche, si jamais il avait effectivement été envoyé pour secourir et que lui, dans son aveuglement d'aveugle, n'avait rien voulu savoir ? L'idée le torturait. »
J'ai adoré cette nouvelle : son côté absurde, son humour, sa dimension tragi-comique et encore une fois toute l'humanité qui s'en dégage.
« Lectures d'été » m'a beaucoup plu : cette nouvelle met en scène un jeune lycéen qui a arrêté ses études et s'ennuie à mourir dans la touffeur de l'été new-yorkais. Sans travail ni occupation, il a un peu honte de cette absence totale d'activité et lorsqu'un vieux voisin, monsieur Cattanzara, l'interroge sur la façon dont il occupe ses journées, le jeune homme assure qu'il lit, qu'il lit même beaucoup. Il ajoute même qu'il a prévu de lire une centaine de livres pendant l'été. Mais évidemment, il n'en fait rien et honteux, il en est réduit à se cacher lorsqu'il rencontre son vieux voisin qui comprend un peu son manège mais continue néanmoins à l'encourager dans ses lectures… Comment faire pour ne pas décevoir quelqu'un qu'on aime beaucoup et qui a confiance en nous ?
La fin de chacune de ces nouvelles nous invite à penser, à poursuivre l'histoire, à imaginer une ou plusieurs suites possibles et surtout à nous interroger sur le sens profond des actes et des paroles des personnages.
Un auteur injustement oublié, extrêmement attachant, à redécouvrir de toute urgence !
LIRE AU LIT http://lireaulit.blogspot.fr/
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