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Je découvre Antonio Lobo Antunes avec ce roman : Le retour des caravelles...
Des caravelles pleines de rêves qui partent vers des colonies encore inconnues : Angola, Guinée-Bissau, Mozambique, entre autres... Et quelques siècles plus tard ce sont des hommes brisés qui reviendront dans un Portugal qu'ils ne connaissent plus !
L'écriture d'Antonio Lobo Antunes n'est pas facile, elle est pleine de bruit, de fureur... et d'images !
Première difficulté : Dans ce livre le passé se superpose constamment avec le présent et les personnages portent le même nom que les anciens explorateurs (Vasco de Gama, Pedro Alvares Cabral, etc.) !
C'est bien compliqué tout ça, c'est vrai !
Mais cela permet de mettre en parallèle l'ancienne splendeur du Portugal et la déchéance de ces colons qui reviennent tête basse dans un pays qui n'est plus le leur... et j'ai trouvé que, du point de vue narratif, c'est une idée de génie !
Autre complication : Si en début d'une phrase la narration commence à la troisième personne, elle peut brusquement passer au je sans prévenir !
Et pour y comprendre quelque chose, j'ai dû relire les premières pages puis revenir à la préface de Michelle Giudicelli... tout ça une bonne dizaine de fois !
Mais une fois qu'on a compris "le truc" : WAOUH ! On VIT l'histoire, on EST les personnages !
Donc même si ce livre a été une lecture difficile, je me suis complètement immergée dedans pour en ressortir toute chamboulée !
Un énorme coup de cœur !
Ici, le roman noir se conjugue à la psychanalyse sous la plume d’Antonio Lobo Antunes au style d’écriture très singulier dans une polyphonie des consciences et des souvenirs qui reviennent comme des lames de fond où parfois les mots se cassent puis reprennent leur cours dans un flux puissant et méandreux pour raconter, dès les premières pages, l’histoire de 5 bougres qui viennent de kidnapper et tuer un homme de leur connaissance avec qui ils étaient en affaires et dont ils dissoudront le corps dans un baril d’acide sulfurique avant de le jeter dans une rivière.
« Sans corps il n’y a pas de crime pas vrai ? »
Loin de « La splendeur du Portugal » et de tous ses écrits dénonçant le colonialisme, la guerre en Angola et les responsabilités de la société portugaise, l’auteur nobélisé, en versant de façon surprenante dans un polar très noir, contribue toujours à dévoiler le caractère fourbe de ses personnages contredit par le propos de prétentions paradoxales.
Pour apprécier ce livre, il faut aimer l’écriture de cet auteur qui nous force à une attention assidue pour suivre ce qu’il nous donne à écouter dans un registre esthétique des longs monologues intérieurs qui le personnalise.
Lire Lobo Antunes c’est surfer sur un verbe en profusion qui s’écoule en abondance. Ici, c’est une polyphonie à 5 voix en 25 paragraphes soit 25 phrases pour 462 pages grand format…
‘25’ comme l’ombre des 25 ans de prison que risquent ces 5 assassins abjectes aux apparences si ordinaires (2 frères héritiers d’un cabinet d’avocat, herboriste, gérant de café, infirmier de dispensaire) alors que dès la première ligne du roman, ils sont déjà savamment emprisonnés et solidement ficelés sous la plume d’un monstre de l’écriture contemporaine.
Au fil de la lecture, on finira par comprendre le pourquoi du comment de cet assassinat sordide en entrant dans le désordre de leurs cerveaux qu’Antonio Lobo Antunes va décortiquer séance après séance dans cette habitude de psychanalyste qui est son métier premier.
Des faits et des pensées qui vont adhérer à des descriptions photographiques de leurs environnements, de leurs souvenirs d’enfants à leurs quotidiens, mettant à nu leurs failles, leurs amertumes, leurs rancœurs, leurs arrogances, leurs absences de toute empathie, leurs soifs d’échapper à leurs présents pour aller vers un futur de richesse qu’ils estiment préférable.
« (…) qui n’a pas dans la tête une malle bourrée de vieux rogatons, des épisodes apparemment sans queue ni tête dont le sens se dessine soudain et le passé de se mettre à grandir (…) »
J’ai aimé me faire embarquer par ces voix discordantes dans l’éclat d’un grand art littéraire virtuose.
Opaque et tout à la fois lumineusement noir.
Titre tiré de l’évangile selon Marc alors qu’un homme est possédé par ses démons, pour un roman choral et noir.
Avec son style d’écriture très singulier Antonio Lobo Antunes traite ses thèmes obsessionnels que sont la dénonciation du racisme primaire et des passés coloniaux, de la haine, des conflits sociaux, des déchirures familiales, des échecs, des complexes soutenus, de la mémoire et bien entendu de la folie.
C’est un bouillonnement intense plein de rêves, de souvenirs, de regrets, d’espoirs, de douleurs, de violences, de naïveté qui déchiquètent le cerveau.
C’est avant tout une musique lancinante des mots qui s’écoute plus qu’on ne lit.
Commencer ce livre est comme être embarqué au passage dans les méandres d’un cerveau qui soliloque. A la façon de Faulkner, l’auteur file dans diverses directions et change de narrateur anarchiquement, ce qui oblige une lecture attentive si on ne veut pas perdre le fil de l’histoire menée par plusieurs voix et pléthore de personnages.
Alors oui, c’est avant tout le plaisir d’une écriture très personnelle et particulière, une maestria poétique, une musique des mots mais c’est aussi une histoire livrée dans un style aléatoire et répétitif.
C’est l’histoire du quartier en décrépitude, du Premier Mai, situé au nord-ouest de Lisbonne, peuplé de très pauvres gens issus de l’immigration clandestine et de délinquants particulièrement paumés et violents. Les policiers très violents eux aussi font face à ces petits gangs formés de noirs et de métis nés Portugais issus des ex-colonies, qui ne connaissent rien de l’Afrique et qui font face aux inégalités sociales, à une non-intégration, une misère et un racisme crasses.
Un policier âgé de 63 ans est chargé d’arrêter un groupe de 8 jeunes délinquants, 6 métis, un noir et un blanc, âgés de 12 à 19 ans, livrés à eux-mêmes impliqués dans des vols, des actes de vandalisme, de nombreuses agressions et des meurtres.
Ce policier connait aussi le mépris, celui de sa fille, de son ex-femme et de sa nouvelle épouse et enfin de ses collègues dont son supérieur hiérarchique mais aussi de ses subalternes dont il subit les vexations face à son dynamisme essoufflé.
Alors que le travail d’enquête est en cours, ses pensées vont vers sa propre enfance, cette boussole lors de ses stages de scoutisme, l’ambulance sans roues avec laquelle il rayait le plancher, sa mère hargneuse sans tendresse « Tu me tapes sur les nerfs avec ça. », sa fille qu’il a abandonnée ce qui le pétrit de regret, qu’il va retrouver empêtré dans sa timidité, son complexe de culpabilité et ses gâteaux, incapable de parler « Fichez moi la paix papa. », puis reviennent en mémoire les feux de camp, quand il embrochait des crapauds sur un bâton et tout le film de sa vie se mêle et s’emmêle au présent, à deviner combien de cure-dents dans un porte cure-dents, compter les stations essences sur la route et hanté par ses erreurs avec en mains le plan avec les points des délits des petits malfrats qu’il va falloir arrêter.
« Mon nom est Légion car nous sommes nombreux. »
L’auteur va nous faire voyager dans chaque cerveau torturé et, ceux des mères, des filles, des épouses, des délinquants et leurs familles sont tous dotés d’un mécanisme d’une grande fragilité et leurs voix résonnent fragmentées dans le capharnaüm d’une folie à la densité démoniaque.
Un autre bijou d’une folle poésie signé par cet auteur majeur de la littérature portugaise contemporaine, honoré par de multiples Prix dont le Nobel pour dénoncer la violence de nos échecs.
Impressionnant. Écrivain majeur de notre littérature européenne contemporaine. Un uppercut !
Antonio Lobo Antunes nous entraine dans une musicalité des mots au style décomposé très singulier fait de parenthèses, d’italiques, de blancs, de paragraphes au début inattendu qui se relient par le biais de paroles qui se sont arrêtées et reprennent dans une polyphonie de voix qui se croisent et des fois se choquent pour s’aimer et se détester mais assurément se contaminer. La respiration du texte est déroutante. Du chuchotement à la tonitruance entrecoupés de silences assourdissants.
Par un travail remarquable du néant et de l’innommable, l’auteur nous fait plonger dans les méandres de la folie et de la force puisée dans des fonds humains insondables, pour raconter l’histoire de la grande Histoire du Portugal en nous livrant un ressac de phrases auquel on s’accroche comme si, dans un naufrage on s’agripperait à des pensées, des souvenirs et des mots qui nous tiendraient vivants jusqu’au bout de nous-mêmes. A. Lobo Antunes invite le lecteur dans les mécanismes du cerveau de chacun. On devient eux, le temps du livre… Le temps s’enregistre dans les mémoires, s’invite à notre connaissance. Toute une orchestration s’installe en nous.
Pourquoi et comment ces gens ont-ils vécu cela.
C’est une guerre indistincte mais bien réelle que fût celle de la guerre civile qui a surgi en Angola en 1975 après l’indépendance obtenue du Portugal. Elle opposa principalement deux blocs indépendantistes : le MPLA marxiste-léniniste contre l’UNITA anti-communiste.
Au rythme d’un lourd balancier d’horloge, l’auteur nous fait vivre cette période des années 80 à Noël 1995. Tic-tac… Une lutte faite de crimes barbares sanglants, tortures et pillages sauvages, menée par des Cubains soutenus par l’URSS et des Européens soutenus par les USA qui vont chasser les quelques ex-colons portugais et reprendre le pouvoir à leur place, aidé d’Angolais naïfs, obéissants et revanchards pour ce qu’il leur avait été donné de subir dans les champs de coton, maïs, tabac et tournesol et au service de familles pouvant s’être montrées exigeantes à outrance.
C’est l’histoire de ces pionniers qui ont décidé de rester, de défendre ce qu’ils avaient créés, leurs plantations, leurs commerces, leurs belles demeures, leur douceur de vivre avec leurs beaux vêtements, leurs beaux chapeaux, leur belle vaisselle, leurs pelouses et somptueux massifs d’azalées, de tout perdre jusqu’à leur santé mentale et leurs vies.
L’histoire de ceux qui sont rentrés au Portugal sans même une valise, sinon quelques objets dérobés qui les rappelleraient à leurs passés en Afrique, déchirés, perdus d’eux-mêmes, dans un milieu aux liens sociaux décomposés, face au regard condescendant que le monde leur portait en les rejetant au rang des Noirs, eux ces Blancs si riches dans ce pays pauvre qu’était l’Angola, devenus si pauvres, si insignifiants de retour au pays d’origine où ils n’étaient même pas nés.
Une famille assez sordide dans une vaine recherche d’amour : les grands-parents dont le grand-père fera souffrir son épouse en ayant une maitresse française belle et élégante au vu et su de tous, maitresse qui le quittera pour aller au Congo. Leur fille Isilda, courageuse, prend les affaires de la plantation en main mais tombera amoureuse d’un ingénieur bon à rien qu’elle regrettera d’avoir épousé. Ils deviendront parents de trois enfants. En couchant avec une servante, le père alcoolique a fait un fils métisse acrimonieux et désabusé, Carlos, fils adopté mais dont la famille a honte. Carlos épousera une fille de bidonville. La mère par vengeance trompe son mari avec un commandant de police qui lui fera une fille délurée, Clarisse, qui sa vie durant vivra aux crochets d’amants qu’elle détestera et enfin, leur propre enfant, Rui, un petit garçon épileptique et retardé mental qui ne pense qu’à faire souffrir les oiseaux et tout animal ou insecte à portée de main.
Un texte désarmant. Un livre d‘une puissance rare. Un style d’écriture qui vaut à son auteur d’appartenir, pour l’ensemble de son œuvre, à la liste des écrivains promis à recevoir le Nobel de littérature… et en attendant, un maître absolu, un des rares écrivains entré dans la Pléiade de son vivant.
Médecin dans la guerre d’Angola, Antonio Lobo Antunes écrit ce chef d’œuvre en le nourrissant d’un réalisme saisissant avec un style insolite et déroutant.
« il y a des moments où je me dis que j’aurais dû, que j’aurais pu, qu’il eût été facile d’avoir une vie différente même en Afrique où nous étions venus chercher
expliquait mon père
non pas de l’argent ni du pouvoir mais des Noirs sans argent ni pouvoir qui nous donneraient l’illusion d’avoir de l’argent et du pouvoir que nous avions sans en fait les avoir parce que nous n’étions que tolérés au Portugal, regardés comme nous regardions ceux qui travaillaient pour nous et donc, d’une certaine manière, nous étions les Nègres des autres de la même façon que les Noirs possédaient leurs Nègres qui à leur tour possédaient leurs Nègres par degrés successifs jusqu’au fond de la maladie et de la misère, estropiés, lépreux, esclaves d’esclaves, chiens, il y a des moments où je crois que mes enfants me détestent autant que mon mari me détestait à cause du bruit du secrétaire contre le mur qui couvrait les cris des paons, l’horloge, le ronron du groupe électrogène, Carlos caché dans l’arbre de Chine en train de lancer des pierres sur la Jeep, le commandant de police cavalant vers lui, l’odeur des azalées couvrant l’odeur des tournesols, du maïs, des draps propres, de la lavande, de l’empois
— Enfoiré de mulâtre enfoiré de mulâtre
ce que nous sommes venus chercher en Afrique ce n’est pas l’argent ni le pouvoir, les mitrailleuses sur la route de Corimba, première rafale, une pause, deuxième rafale, une pause, troisième rafale, une pause, et maintenant oui, des coups de pistolet dispersés, l’effort des machines pour pousser la boue, la nuque de Carlos frappée contre les racines de l’arbre, sa bouche en train de m’insulter, formant des mots et les ravalant, pas que sa bouche, ses yeux, mon décolleté semblable au décolleté de Clarisse, ma jupe encore plus serrée, la fenêtre de la chambre de mon mari ouverte. »
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