Les dames du Prix Femina cette année ont choisi de récompenser un roman étranger plus baroque que classique, écrit par un romancier qui, lui aussi, n’est jamais là où on l’attendrait. Né en Jordanie, grandi entre le Liban et le Koweit, Rabih Alameddine est très vite parti vivre dans des pays anglophones en emmenant avec lui une culture orientale et déchirée. Les Vies de papier, qui vient donc, le 25 octobre, de recevoir le Prix Femina étranger, est son deuxième roman traduit en France après Hakawati.
L’œuvre est riche, le roman primé une somme bien plus vaste que le nombre de ses pages. Il raconte la vie immobile mais aventureuse d’Aaliya, une femme de 72 ans au caractère bien trempé, veuve très tôt, qui partage son lit avec un AK-47. Rien de fantaisiste, nous sommes à Beyrouth, dans l’appartement bibliothèque d’une érudite inattendue, qui a choisi le monde sans frontière ni âge des livres, dans l’écrin d’une ville inquiète. Et il s’en passe, des choses, autour et dans ses lectures, dans un quotidien heurté par la fiction, la mémoire et… l’intrusion de voisines bruyantes et merveilleuses. Elle lit et traduit, passant d’un monde à l’autre de page en page. Un point commun qu’elle partage avec le traducteur Nicolas Richard qui a bien voulu nous parler de cette œuvre enthousiasmante qu’il aime défendre. Et nous avons, chez lecteurs.com, beaucoup de plaisir à donner la parole à cet immense traducteur, connu pour ses prises de risque professionnelles.
- Nicolas Richard, vous êtes le traducteur de ce roman de Rabih Alameddine, Les Vies de papier (les Escales). Vous dites avoir adoré ce livre, pourquoi ?
Il y a une part de mystère et d’irrationnel dans le plaisir qu’on éprouve à la lecture de tel livre. J’ignore à l’avance ce qui me plaira et suis bien incapable d’énoncer des critères qui me feraient à tout coup aimer, ou pas, telle œuvre. Je me régale au moment de la lecture et c’est ensuite seulement que j’essaye de rationaliser. Dans Les Vies de papier, il y a une intrigue dont la dynamique est astucieuse et difficile à anticiper, la mise en scène de la vie à Beyrouth sous un angle improbable, une vision ironique et noire de la famille libanaise et un art de tisser un roman à partir de dizaines d’autres romans, par un jeu jouissif de références et de citations.
- Est-ce la même chose d’aimer traduire un roman que d’aimer le lire ?
Ce n’est pas la même chose mais il faut que j’aime le roman pour pouvoir le traduire. Quand je traduis un roman, je me glisse dans sa mécanique interne ; c’est que, à chaque fois, j’y passe des mois, tout de même ! Il faut donc que j’aie aimé le lire et que je sois prêt à beaucoup le relire! Plus le roman est difficile à traduire pour moi, plus il m’élève (NB : Tiens, d’ailleurs, Aaliya signifie … « l’élevée », nous dit Rabih Alameddine).
- Comment expliquez-vous la grande familiarité que le lecteur ressent d’emblée avec ce livre et ce personnage, Aaliya ?
Je ne suis pas si sûr qu’Aaliya me semble si familière, du moins au départ… Mais elle s’est construite, inventée et libérée par les livres : un peu comme nous, non ? Nous ? Oui, nous lecteurs !
- L’auteur vit aux Etats-Unis mais il est libanais de naissance et son roman se situe à Beyrouth. Cela change-t-il votre approche de la traduction ?
Il y a une étonnante transparence dans la façon d’écrire de Rabih Alameddine, une sorte de limpidité assez fascinante, riche sans doute de l’ironie de certains récits orientaux – c’est encore plus net dans un autre de ses romans, Hakawati. Mon travail : commencer par tendre l’oreille. Écouter les silences, essayer de comprendre comment se placent les respirations.
- C’est l’histoire d’une femme qui lit… Ce roman regorge de prescriptions littéraires, un vrai livre de libraire ! Comment, selon vous, l’auteur parvient-il à accrocher une histoire dans ce qui aurait pu être un catalogue de références ?
C’est que cette femme solitaire, qui semble avoir coupé les ponts avec le monde extérieur, a non seulement une famille à raconter, mais aussi une histoire d’amour improbable, inextricablement liée à la guerre du Liban ; des voisines hautes en couleur, Fadia, Joumana et Marie-Thérèse, qui incarnent elles aussi la vie beyrouthine ; une amitié poignante avec Anna… en fait toute l’histoire d’un pays !
- Le texte est tissé de citations. Cela a-t-il représenté une difficulté particulière pour la traduction ?
Oui. Il a fallu méticuleusement aller à la pêche pour resituer chaque citation, remonter à partir de la version anglaise à la version française de textes initialement écrits en hongrois, en allemand, en italien, en arabe, en espagnol, en portugais, et même en anglais et en français…) ; ensuite, soit je cite une traduction existante, soit je retraduis, seul ou avec l’aide de complices ; pour certains poèmes pré-islamiques cités par l’auteur, j’ai fait appel à une amie syrienne, professeur d’arabe, Nihad Jnaid, que je remercie de nouveau au passage ; j’ai mis aussi l’auteur à contribution et passé quelques jours à la Bibliothèque Nationale de France…
- Vous êtes le traducteur d’une cinquantaine d’écrivains, comme Thomas Pynchon, Richard Powers, Harry Crews, Nick Hornby, Hunter S. Thompson ou Woody Allen. Que faut-il à un texte pour que vous aimiez le traduire ?
Il faut qu’il déclenche en moi une pluie d’étincelles… ou un feu de joie ! Que je me dise : Rhô lala, qu’est-ce que c’est bien ! Et cela indépendamment du chiffre d’affaires annuel de la maison d’édition française qui le publiera ! Je traduis avec autant de bonheur la correspondance de Hunter Thompson chez Robert Laffont que le magnifique « Marathon de Honolulu » (de Thompson aussi) aux éditions Tristram ; avec autant de plaisir la correspondance Ginsberg-Kerouac (Gallimard) que les poèmes de Richard Brautigan (L’Incertain puis Le Castor Astral) ; je suis fasciné par les prouesses d’un Adam Thirlwell dans Candide et lubrique (L’Olivier) mais également par le tempo rural post Twin Peaks d’un Tom Drury ( La Contrée immobile ou La Fin du vandalisme chez Cambourakis ) ou encore la SF cauchemardesque post Kafka, post Burroughs du Motorman de David Ohle (Cambourakis) par exemple. Quoi d’autre ? Ah oui, il y a aussi Le Texas tordu de JR Helton (cf Au Texas tu serais déjà mort , Ed 13eNote).
- Vous signez une postface au livre … Vous aviez fait la même chose notamment pour L’Oiseau canadèche de Jim Dodge (ed. Cambourakis, traduction Jean-Pierre Carasso). Quel sens donnez-vous à ce geste ?
Lire, traduire, écrire, tout cela participe d’un même mouvement de curiosité ; chaque activité nourrit les autres. En tant que lecteur, je suis friand de postfaces et préfaces. Du coup, quand j’estime que ça a un sens, je propose à l’éditeur mon humble contribution.
- Ce roman a été récompensé par le Prix Femina étranger. La part du traducteur dans la réception d’un roman est inestimable. Comment interprétez-vous pour vous même la consécration de ce roman ?
Je suis surtout content que Les Vies de papier soit découvert et apprécié !
- Avec le temps de l’édition, ce texte est déjà derrière vous aujourd’hui. Quels sont vos projets et les auteurs sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Je relis les épreuves de deux livres à paraître début 2017 : Menteur de Rob Roberge (Gallimard) : splendide et Fils de Gonzo (éditions Globe), un document de Juan Thompson, qui évoque son père, Hunter Thompson. Je termine la traduction de Story of my Teeth de Valeria Luiselli (pour L’Olivier) et j’enchaîne avec Pacific de Tom Drury (pour Cambourakis), puis le nouveau roman de Rabih Alameddine, The Angel of History (pour Les Escales). Ensuite, je passerai le reste de l’année 2017 en douceur et en beauté à traduire Writing Across the Landscape de Lawrence Ferlinghetti (pour Le Seuil).
J'aime que les traducteurs soient mis à l'honneur. C'est grâce à leur travail que je puis lire des auteurs étrangers. Livre noté pour une future lecture