Yamen Manai, Prix Orange du Livre en Afrique 2022, partage avec nous sa bibliothèque idéale
« La viande ! C'était l'aspiration la plus ancienne, la plus réelle, et la plus universelle de l'humanité. Il pensa à Morel et à ses éléphants et sourit amèrement. Pour l'homme blanc, l'éléphant avait été pendant longtemps uniquement de l'ivoire et pour l'homme noir, il était uniquement de la viande, la plus abondante quantité de viande qu'un coup heureux de sagaie empoisonnée pût lui procurer. L'idée de la "beauté" de l'éléphant, de la "noblesse" de l'éléphant, c'était une idée d'homme rassasié... »
Yamen Manai, Prix Orange du Livre en Afrique 2022, partage avec nous sa bibliothèque idéale
Que de modernité et de prescience dans ce roman écologique avant l'heure édité en 1956 et auréolé du prix Goncourt !
Nous sommes au Tchad, alors dans le giron de l'Afrique-Équatoriale française, dans les années 1950, quelques années avant l'indépendance du pays.
Un certain Morel fait partie de toutes les conversations.
Ce Français se bat aux sens propre et figuré pour la protection des éléphants convoités par les Blancs pour leurs défenses et par les Noirs pour leur chair. Le plus grand mammifère terrestre est aussi la victime du déboisement, conséquence de l'extension des terres cultivées. « Le progrès, quoi ! » résume Morel.
Trois camps s'affrontent autour de cet homme qu'on pourrait qualifier aujourd'hui d'écoterroriste : ceux qui le soutiennent inconditionnellement fascinés par son obsession pour la préservation de la nature ; ceux qui veulent le neutraliser ; ceux qui veulent l'utiliser pour servir leur cause.
Parmi le premier, on trouve Minna (c'est le même prénom, avec un « n » en plus, que celui de la mère de Romain Gary), l'un des personnages les plus attachants des « Racines du ciel ». Cette Berlinoise orpheline à seize ans est hébergée par un oncle qui abuse d'elle. Lorsque la capitale du Troisième Reich fut prise par les Russes, elle subit aussi les assauts de ces derniers. Arrivée en Afrique par hasard, elle se transforme en hôtesse dans un bouge tenu par des individus louches avant de rejoindre Morel. Celle « sur laquelle les hommes s'étaient jetés sans même desserrer leurs ceinturons » est peut-être la seule à le comprendre. Il y a aussi un Américain considéré comme un traître par son pays et un naturaliste danois.
Et il y a enfin l'opinion publique occidentale, informée de l'activisme de Morel, qui le soutient dans son combat.
Le deuxième rassemble les représentants de la France censés faire régner l'ordre dans une contrée de plus en plus agitée, les chasseurs qui tuent pour le plaisir, ceux qui font commerce d'ivoire et ceux qui approvisionnent les zoos.
Quant aux populations locales, surtout les plus âgées, elles constatent : « vos éléphants, c'est encore une idée d'Européen repu. C'est une idée de bourgeois rassasié ».
Le troisième est incarné par Waïtari. Ce nationaliste formé à Paris entend libérer son pays du joug colonial et des traditions qui le paralysent pour le faire entrer dans la modernité. Il pense manipuler Morel en faisant du massacre des éléphants le symbole de l'exploitation de l'Afrique par les Blancs.
Tous ces protagonistes ont donc leur avis sur Morel : un « farfelu », un « illuminé », un « naïf », un « bandit d'honneur », un « misanthrope », un « agent du Kominform » alors que les hommes sont les jouets de la guerre froide et d'une colonisation de plus en plus contestée.
Morel est en fait le produit de sa captivité en Allemagne lorsqu'un camarade lui suggéra, pour oublier sa claustration, de penser « aux troupeaux d'éléphants en liberté ». Il y a aussi l'histoire des hannetons sur le dos que lui et ses compagnons de détention remirent d'aplomb pour les sauver d'une mort certaine. Un garde s'ingénia à écraser les insectes pour effacer le geste digne des prisonniers...
Sorti de l'épreuve du camp de concentration, il s'emploie à défendre une marge d'humanité au-delà du « rendement utilitaire » et de « l'efficacité tangible ». Animaux, hommes, le combat est le même.
Avec ce portrait poignant d'un homme pur sur fond de bouleversements géopolitiques, « Les Racines du ciel » fait partie de ces romans touchés par la grâce.
EXTRAITS
Il y a là une dimension de vie à sauver.
La colonisation s'est faite en partie sur les cadavres des éléphants.
Les enchères sont ouvertes pour se disputer l'âme africaine.
Ces géants malhabiles pour lesquels il ne semblait plus y avoir de place dans le monde qui s'annonçait.
Un homme qui croyait à quelque chose de propre.
L'homme lui-même allait finir par devenir un luxe inutile.
Là où il y a les éléphants, il y a la liberté...
https://papivore.net/litterature-francophone/critique-les-racines-du-ciel-romain-gary-gallimard/
Fabuleux voyage sur l'homme, un conte philosophique sur l'humanité! Puissant!
Qualifié après sa parution comme l’un des premiers romans « écologiques », Les Racines du Ciel est aussi bien plus qu’un roman qui parle de sauvegarde de la nature et des éléphants. 1956, en Afrique Equatoriale Française, quelques années après l’Holocauste et alors que l’humanité effectue ses premiers essais nucléaires et que l’on a découvert l’existence des goulags en Sibérie, Morel, ancien résistant, rescapé des camps de concentration nazie met la pagaille dans les rouages encore paisibles de l’administration coloniale : il s’acharne à protéger les éléphants… Les éléphants, massacrés par milliers pour fournir des monceaux de viande fraiche aux chasseurs africains, des tonnes d’ivoire aux trafiquants, du travail aux guides des safaris, les éléphants qui détruisent les plantations des paysans : vaste programme !
Utilisé par le mouvement indépendantiste, haï par les chasseurs, accusé de misanthropie, raillé par presque tous, il prend néanmoins le maquis contre la barbarie et la cruauté sous toutes ses formes, aidé par une poignée de personnages improbables qui l’épaulent dans son combat fou. La dignité à tout prix, celle des éléphants comme celle des hommes, voilà ce que Morel veut préserver : à l’image de son premier combat pour sauver les hannetons alors qu’il était prisonnier des nazis, il se bat avec une énergie confiante et humaniste pour préserver les derniers représentants sur terre d’une époque révolue, affirmant ainsi sa nature humaine contre ce qui cherche à la nier : le totalitarisme la petitesse et l’adversité.
Dans ce roman polyphonique, on découvre la personnalité de Morel et son combat à travers les différents témoignages de ceux qui l’ont côtoyé, aventuriers en tous genres, administrateurs coloniaux ou pères missionnaires : et petit à petit s’esquisse le portrait lumineux d’un idéaliste, un homme pur, confiant et joyeux, aspirant à l’Humanité avec un grand H, la liberté et le respect pour tous.
Un magnifique roman qui, malgré quelques longueurs, me résonnera longtemps dans la tête.
Très occupé à la lecture de ce livre, je note tout les passages où l'écriture de Romain Gary devient d'une intelligence remarquable s'acommodant de poèsie dans la brousse africaine. Morel est un français qui fait signer une pétition contre la chasse à l'éléphant. A la terrasse du Tchadien, un panel de personnage le critique et commencent à craindre pour eux-même. Morel est déterminé et passe à l'action, aidé des locaux. Il sait qu'il le fait pour une bonne cause ce que la grande majorité des colons ne comprend pas puisqu'ils ne voient en l'éléphant que de la viande. Romain Gary montre à travers cette relative détermination à secourir l'espèce menacée que l'être humain est capable du pire comme du meilleur. Autant les chasseurs d'ivoire passent à côté de la candeur et la noblesse de la Nature autant , ici, Morel incarne la volonté et la pugnacité pour La défendre.
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