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Après avoir mis en scène dans La Zone ses années de gardien de prison, Sergueï Dovlatov nous raconte dans Le domaine Pouchkine, avec ce même mélange d'humour, de tendresse et de pessimisme imbibé de vodka, sur fond de grisaille soviétique, son expérience de guide du musée Pouchkine à Leningrad.
Comme toujours chez Dovlatov, ce roman est émaillé d'une foule de personnages plus attachants les uns que les autres - amis venus en visite, touristes d'un jour, collègues du musée -, créant tour à tour une série de saynètes cocasses et absurdes, au charme irrésistible. " Stassik Pototski était une personnalité haute en couleur. Il était né à Tcheboksary. Jusqu'à seize ans, il ne se distinguait en rien des autres.
Il jouait au hockey sans penser à quoi que ce soit de sérieux. Un jour, il se retrouva à Leningrad avec une délégation de jeunes sportifs. Dés le premier jour, la femme d'étage de l'hôtel Sokol le priva de son innocence. Il eut de la chance. Elle était vieille et expérimentée. Elle lui offrit du vin Alabachli. Elle murmurait au garçon en larmes, ivre et amoureux : " c'est encore petit, mais ça sait déjà y faire ".
Pototski découvrit vite qu'il y a deux choses grâce auxquelles la vie vaut d'être vécue. Le vin et les femmes. Le reste n'étant pas digne d'attention. Mais le vin et les femmes coûtent de l'argent. Il fallait donc se débrouiller pour en gagner. De préférence sans se donner de mal. Trouver une activité qui paie bien. Sans être passible de prison. Il décida de devenir homme de lettres. "
J'avais déjà repéré le roman précédemment publié de Sergueï Dovlatov, La valise, mais l'allusion éponyme au célèbre poète russe a été l'argument ultime. Frère de dissidence et d'exil d'Alexandre Soljenitsyne et de Joseph Brodsky, Sergueï Dovlatov - Сергей Донатович Довлатов - a trouvé l'exil aux Etats-Unis, qui a eu l'honneur de publier ses textes dans le célèbre The New-Yorker. Le vent a tourné depuis, les vestes aussi, son oeuvre aujourd'hui est reconnue par l'intelligentsia de son pays natal.
On retrouve donc Boris Alikhanov, un auteur soviétique au placard, un mariage pas loin de l'être également, qui vient tenter de gagner quelques sous l'égide de celui qui apparaît comme le plus grand poète russe. De quoi se sentir relativement modeste tout écrivain qu'il soit, dans cet ensemble de bâtiments tous liés d'une façon ou d'une autre à l'auteur idolâtré. On ne peut pas dire que notre homme sache véritablement où il va ainsi et ce qu'il compte faire de sa vie. En-tout-cas, ce qu'il sait, c'est qu'il ne sera jamais un auteur en URSS, et si sa femme a bien compris qu'elle n'aurait pas d'avenir sur place, son exil étant décidé et planifié, Boris reste lui ancré sur un sol qui lui refuse pourtant tout avenir en littérature.
On rigole bien aux côtés de Boris : Sergueï Dovlatov en a fait un homme qui ne prend pas grand chose au sérieux, encore moins son rôle de guide au sein de l'institution Pouchkinienne, au fond les touristes ne sont-ils pas tous des ignares. Parce qu'après tout, il n'a plus rien à gagner, plus rien à perdre - on lui a déjà tout pris, Leningrad ne veut pas de ses livres, l'URSS n'en veut pas - autant se noyer dans les grammes de Vodka. Est-ce que l'auteur a voulu représenter l'écrivain qu'il se serait imaginé être si d'aventure, il ne s'était jamais exilé et n'avait jamais pu publier, il y a de quoi se poser la question. D'autant qu'en se penchant un peu sur sa biographie, que l'on retrouve en fin d'ouvrage, on s'aperçoit que comme son héros, il a également travaillé comme guide dans ce domaine Pouchkine, sauf que quelques années plus tard, à la différence de son Boris, il prend la décision de s'exiler.
Une vie sans saveur, sans aucun sens ou espoir, un homme éteint, sans plus aucune volonté. Un pantin désarticulé. Le ton est drôle, facétieux, rempli de blagues, mais au fond ce texte exsude un désespoir fataliste de ceux qui ont laissé leur instinct de survie s'éteindre peu à peu. On ne saura pas ce qui dans les textes de Boris ont provoqué leur censure, car après tout le principe même de la censure soviétique est dévoyée, ne comporte aucune logique, et fondamentalement aucun sens. À l'inverse, Pouchkine est l'étendard même de la fierté russe, même s'il faut pour ça s'arranger un peu avec la vérité, en rajouter, embellir, Pouchkine est la façade de ces censeurs soviétiques. L'illégitimité de Boris de ne pas ou ne plus sentir écrivain est ce qu'il combat depuis son arrivée, et bien plus depuis l'interdiction qui lui est tombée dessus, est insidieusement toxique et empoisonne peu à peu son esprit, déjà ravagé par l'alcool. Et ce n'est pas le triomphe de ces écrivains, qui n'écrivent que du vide, de l'esseulé, du pré mâche, justement ce qui ne risque pas d'effrayer le pouvoir ambiant, qui vont lui rendre espoir. Il n'hésite d'ailleurs pas à étriller ses contemporains et leur style, Violine, Likhonossov, adepte de la littérature paysanne, rayonnant le collectivisme soviétique, embourbé dans ce sentiment d'injustice face à cette reconnaissance, aussi factice fût-elle, inscrite noir sur blanc sur cette carte qui les reconnaît comme auteurs.
Première découverte d'un auteur que j'aimerais découvrir plus avant, comme tous les écrivains dissidents, il possède cette aura, qui lui vient sans doute du courage qui a été le sien de laisser derrière lui un pays qui obstruait ses desseins littéraires. Son premier livre a été, en effet, détruit par le KGB. Et ce n'est que vers la fin des années quatre-vingt-dix, que ses textes commenceront à être publiés en URSS, à l'aube de sa dissolution. Ce roman atteste à quel point l'exil est un exhausteur des sentiments patriotiques, des rancoeurs comme des liens indissolubles qui rattache un auteur déchu de sa patrie, comme s'il n'avait jamais quitté cette dernière. Certes, il a débuté l'écriture de son roman en 1977, mais celui-ci a été publié en 1983, près de quatre ans après son exil.
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