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«L'idée de moujik moujik est née d'une colère et d'une impuissance. D'abord. La mort d'un homme, Francis, qui vivait sous une tente, dans le Bois de Vincennes, l'hiver 2008. La découverte de ces dizaines de personnes, hommes et femmes, jeunes et vieux, vivant dans ce bois. Invisibles. Et la litanie de personnes mortes de froid cet hiver-là, en France, annoncée à la radio. J'ai voulu écrire à partir d'eux, de la marge, leur redonner une identité. Et je voulais que ce soit la forme poétique qui s'en saisisse. Pour que l'on voit de nouveau ces hommes et ces femmes de la rue. Qu'on les regarde. [...] j'ai commencé ce travail à la fois documentaire et poétique. Je me suis appuyée sur des reportages, des articles, mes propres rencontres dans mon ancien travail de journaliste, de bénévole dans une association, des photos contemporaines et des années 30 de Dorothea Lange, Walker Evans. C'est un mélange de réalité et de ction. [...] Avec cette approche documentaire, je savais que moujik moujik ouvrait un travail plus long.
Je voulais pousser plus loin cette démarche, et toujours avec la volonté de partir des marges, d'évoquer les plus fragiles.
C'est ainsi que je me suis intéressée à la ville de Detroit, surnommée Notown. 2008, c'est la crise des subprimes et la ville est touchée en plein fouet. Detroit parce que je suis fascinée par «l'autre Amérique», parce qu'elle me fait penser à ma ville, Saint-Nazaire, où toute une population tient sur une industrie, avec une culture ouvrière marquée. Et Detroit m'est apparu comme un symbole de l'e ondrement du système ultralibéral (qui n'a pas eu lieu). Les habitants ont été abandonnés. La ville s'est vidée.[...] Là encore, j'ai travaillé à partir de reportages, de blogs, d'émissions, de photos, notamment des photographes Yves Marchant et Romain Me re. Je me suis recréé tout un univers mental à partir duquel j'ai écrit. [...] J'ai alterné des extraits de paroles d'habitants, de journalistes avec cette ction d'un couple pris dans cette chute. Par ces collages, je me suis rapprochée de la démarche de Rezniko , bien modestement.
Comme un travail de récitante, que j'ai prolongé avec Témoin.
Témoin n'aurait jamais été écrit s'il n'y avait pas eu moujik moujik * (2010) et Notown *(2013). Les trois sont liés. Témoin a fermé ce cycle d'écriture, cette démarche documentaire, poétique et autobiographique.
Que la Contre Allée rende de nouveau disponibles moujik moujik et Notown, que les trois titres se retrouvent chez un même éditeur prend toute sa cohérence aujourd'hui. »
Témoin, titre de son précédent ouvrage, paru aux éditions de La Contre Allée, Sophie G. Lucas l'est comme nous tous.
Témoins de l'effondrement d'un système qui entraîne dans sa chute des êtres ballottés, fracturés, anéantis. Témoins de l'effacement progressif que notre regard ou notre absence de regard leur impose. Mais, contrairement à la plupart d'entre nous, Sophie G. Lucas sait rendre une voix à ceux-là que nous ne voulons/pouvons plus entendre. Une voix, un cri, un chant. Des paroles aussi dépouillées que ceux qui les ont fait naître, des voix qui claquent comme des portes que l'on a refermées avec violence. Et les mots de Sophie G. Lucas se font chairs meurtries, corps affaissés, peaux glacées, lambeaux d'existence. Ils font réapparaître les hommes et les femmes que notre regard, notre mépris, notre égoïsme, nos certitudes et notre honte peut-être ont repoussés à la marge, dans la marge. Cette poésie-là est un combat qui fait redresser la tête et se consolider la dignité. Des mots, des paroles, et la voix de Sophie G. Lucas qui les porte infatigablement jusqu'à ce que l'indifférence s'épuise. La beauté de ce recueil serre la gorge, suspend le souffle et réveille les consciences. Une beauté qui fait mal. Une beauté salutaire.
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