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« J'écris ce texte en immersion sur le chantier de la ligne TGV-Est, en Meuse et Meurthe-et-Moselle (environ 40 km de lignes et une vingtaine de communes).
Pour écrire je vais au monde dont je parle, pour me mettre en situation corporelle et verbale du site. C'est une obsession pour moi que la parole à l'état brut.
J'ai suivi le chantier sur deux années, en allées et venues régulières, je suis montée dans les engins, j'ai vécu chez l'habitant, j'ai pris les trains d'essais, j'ai assisté aux rencontres politiques et techniques, pour baigner dans un verbal professionnel et personnel. Je sédimente sur ce chantier : phénoménal, rapide, il brasse des métiers en pagaille, il enserre les hommes dans une machine à construire la machine.
J'ai toute une cuisine avec l'oral.
Je fais des relevés sur le territoire par exemple, je prélève des modules de paroles que j'expérimente, j'écoute où ça respire, où ça se trompe, comment le texte est remplacé par un geste, comment les lapsus et les répétitions construisent leur propre grammaire, ou comment les mots sont évités, jargonnés, codés. J'ai un passé d'orthophoniste qui n'y est pas pour rien dans mes obsessions.
Je relève le flux d'un locuteur dans différentes situations, je note à quel moment le corps entre en jeu, c'est-à-dire à quel moment on passe du discours à la parole.
Je veux écrire en conscience, des empreintes verbales qui soient une manne pour les acteurs, que le texte les embarque dans une parole qui les déborde, qu'ils aient plus à la dompter qu'à la déclencher.
Il n'y a pas de personnages mais des personnes, des locuteurs saisis dans une matière verbale. Chaque locuteur est individualisé pas des ancrages de parole, ainsi on peut par exemple distinguer celui qui "ne sait pas" de celui qui "a rêvé", cela inscrit un support verbal sur lequel le comédien travaille.
Certains textes sont dits seuls et d'autres à plusieurs. C'est invisible directement sur la page mais comme on lit seul, on voit que la parole se distribue d'elle-même, si on écoute de l'intérieur, la parole est adressée ou non, échangée ou non. C'est pour cette raison aussi que je ne distribue pas, pour que les acteurs, le metteur en scène, les lecteurs trouvent en eux cette nécessité de distribution.
Certains textes peuvent se soliloquer à plusieurs, d'autres sont forcément personnels, et d'autres sont forcément échangés, c'est une évidence.
J'écris en rond, ainsi sont les images. Ils sont écrits dans un tout, chaque bloc représentant le lieu de la parole, l'image globale, ou la température, comme en musique. Pour le moment, je rends compte par écrit d'un rythme global sous forme de chapitres.
S'il est difficile d'avoir une conscience du tout de prime abord, il est possible d'avoir une conscience du tout à l'intérieur de chaque chapitre. Prière de lire en rond, c'est de l'oral, ça avance, ça ne pense pas au mot à mot, même si chaque mot est à sa place, j'écris à l'échelle de l'image, pas de la mélodie. C'est un texte qui va vite.
Et qui parle de la vitesse.
Il faut que les locuteurs soient en lutte avec la machine.
La machine, au sens global, le système, le je ne sais quoi qui nous fait courir, progresser, monter, avoir la sensation de mettre notre vie en retard.
Il faut avoir de l'oreille pour lire-dire ce texte.
Et des dents. Je cherche le physique des locuteurs, ça passe par la voix.
Je n'écris pas la ponctuation, parce que l'oral se ponctue ailleurs.
Ce n'est pas une coquetterie.
Durant ces deux années de chantier, j'ai pensé aux cathédrales sur les gravures, plein de petits personnages en fourmilière qui déplacent de la matière, sauf que pour les cathédrales il nous fallait cent ans.
Et là, en trois ans, on a construit, la trace de la ligne, l'emprise comme ils disent, dans un paysage tellement bien retravaillé qu'on ne voit plus la place qu'il a fallu pour la faire. Je pense qu'il faut beaucoup de comédiens pour ce texte, et surtout des musiciens très présents. Il y a en tapis un rythme obsédant, implacable.
Je cherche comment ça s'écrit.
Je pars en fiction dans des temps brassés, recrachés par la terre qui a une mémoire, je me promène dans une architecture fantastique où se côtoient les dinosaures, les obus et Jeanne d'Arc ressuscitée. »
Claire Rengade
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