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La Muche, Printemps 2022 : une autrice séjourne dans une petite station de ski familiale reconvertie en résidence pour artistes depuis que la neige s'est raréfiée sur les pistes. Convoquant les souvenirs d'une enfance dans les années 70 et 80, elle s'attelle à l'écriture d'un récit, « L'exercice du skieur », sur les effets écocides de la société des loisirs dans laquelle elle a grandi.
Des souvenirs, vestiges d'un passé, qu'elle considère, tels ces objets figés dans les boules à neige, comme les témoins du goût immodéré pour la consommation de cette génération-paillettes.
Multipliant les anecdotes, elle souligne sur le mode humoristique que cette société des loisirs était promue jusque dans les manuels de français ou les exercices de physique et de mathématiques proposés à l'école et au collège. Des versions parodiques de ces énoncés mettent en lumière l'absurdité de cette fuite en avant :
Soit un skieur bloqué à mi-pente dans la position du slalomeur. Vous calculerez le temps qu'il mettra à cesser d'être une icône des vacances d'hiver. A l'image de ce père de famille, dans un film suédois, qui reste figé alors qu'une avalanche se précipite sur le chalet d'altitude où lui et sa famille font une pause en terrasse, tout en déclarant : « Pas de panique ! Ils savent ce qu'ils font ! »
La Muche, 2041
La seconde partie nous propulse 20 ans plus tard, dans la même station de ski sur le tournage de « La première trace », une comédie dramatique qui se déroule en 1995 pendant les vacances de Pâques. La neige naturelle n'est plus qu'un lointain souvenir.
Le scénario multipliant sur le papier les plans d'une montagne encore immaculée, le recours aux canons à neige s'avère indispensable pour reconstituer les paysages disparus.
Rebecca, une des comédiennes qui a fortuitement mis la main sur le manuscrit abandonné 20 ans plus tôt dans une chambre de la station, se sent en porte-à-faux avec le déroulement du tournage. Elle ironise sur la médiocrité et la vanité du projet : Je crois que le réal voulait faire un mélange entre le cinéma suédois et Sautet, j'avais (déjà) un peu peur du résultat.Â
Au sein de l'équipe, les relations se tendent et l'effondrement soudain du massif montagneux fait prendre une nouvelle tournure à l'histoire.
Dans ce roman écologique et dystopique, Sophie Coiffier met en perspective, avec une ironie mordante, cette insouciance qui a conduit au cataclysme climatique et à l'extinction du vivant dont nous prenons aujourd'hui la mesure.
Judicieux, engagé, à contre-courant, « L’exercice du skieur » est d’une magistrale construction.
Singulier, et dans le charme vif de chacune des phrases-pensées, c’est une descente à ski de haute voltige. L’avant-garde sportive et sociologique tirée au cordeau.
L’exercice littéraire, la montagne et les vallées de diktats, le temps qui passe immanquablement, et qui change le décorum sociétal.
L’idiosyncrasie entre l’avant et ce maintenant, qui touche à l’essentiel. Se maintenir en vie, en posture d’un skieur emblématique et lucide qui dévale la pente, tel un contemplatif d’un paysage tout en mouvement. L’éphéméride de la nature signifiante.
Scène d’un jour, qui demain, sera encore différente. On pourrait penser à Annie Ernaux, à Frédérique Germanaud, aux écrivains (es) qui ressentent le mot comme une étoile de neige entre leurs mains. L’attitude face à l’urgence de garder le cap de ce qui fut formidable et inné.
Ici, il n’est pas question de fonte des neiges. Tout est en suspend dans un style sublimement personnel. Le glas des mouvances, dans cette métamorphose liée aux changements de modes de vie. Figer ce printemps 2022, dans une petite station de ski qui se meurt. Les cycles en continue mais les habitus qui s’épuisent. Ici, Sophie Coiffier rassemble l’épars. Des souvenirs d’enfance, jusqu’à la calligraphie douloureuse d’une nostalgie. Hédoniste et lucide, elle somme et convoque la contemporanéité et la déliquescence d’une cartographie sociétale. Elle écrit en posture de devoir.
« C’est ainsi que la ville, découpée en quartiers bien définis, a lentement sombré. »
« Pendant tout ce temps, je sillonnais les rues sans destin, dévalant couloirs et chemins goudronnés, dans l’époque nonchalante, la suite m’a trompée. »
Urbaniste du verbe, observatrice, « ce qui est bien avec les utopies, c’est que personne ne les habite vraiment. Ni ceux qui les conçoivent, ni celles et ceux qui en achètent les appartements. D’un point de vue étymologique, une utopie est un non-lieu. En cela Évry-Ville-Nouvelle, c’était exactement le contraire, puisque la ville au départ avait poussé sur le modèle anglais, d’une forme de cité idéale, façon Oxford... »
Les mutations politiques, qu’est-ce-que la neige et cet exercice mental dont Sophie Coiffier œuvre à l’exutoire ? Un livre magnifique, de sens et de réflexions.
La trame-décennie, et l’enjeu du monde, de l’existence, comme l’éthique du skieur qui refuse la neige artificielle. Tout est symbole.
Ce texte de renom : « C’est plein d’heures, la nuit. Un bouquet d’heures sur la tombe du jour. C’est pire en hiver. Il faut mettre des mots sur ces unités de temps de peur qu’elles partent sans contenu, il n’y a pas d’action, sinon se laisser aller à écouter aux portes du sommeil sans en avoir la clef. Souvent il n’y a rien, même pas une idée. On est là, à peine mort, sans contenu, sans effort, une toute petite éternité, un souffle. »
« L’exercice du skieur » est d’une grandeur philosophique qui frôle la métaphysique du temps présent. On ressent comme un enjeu, une passation des pouvoirs. L’écriture qui coopère aux immensités d’une trame qui somme les bouleversements, les écologies souveraines et d’urgence sociétale.
Les entrelacs des années 1970/1980, de l’enfance à l’aube nouvelle, c’est un livre stupéfiant, vaste et intime qui prend la main.
« La boule de neige, c’est la cloche du temps. »
Un exercice triomphant, dont on admire notre réalité mise à nue. «
« Ce qui a été tracé n’est plus qu’une ombre. »
En lice pour le prix Hors Concours des Éditions indépendantes, et c’est une grande chance.
Publié par les majeures Éditions L’Ire des Marges.
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