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« Je voulais, écrit Jean-Philippe Toussaint, que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m'invente, me recrée, m'établisse et me prolonge. Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d'échecs, je voulais faire du jeu d'échecs le fil d'Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu'aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu'il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d'un échiquier. »
Il est des livres rares où un écrivain donne à la fois de la flamboyance, de l’intime, de la compréhension, de la proximité. Jean-Philippe Toussaint avec « L’Echiquier » précise
« Je voulais que ce livre soit bien autre chose, je voulais qu'il soit une ouverture, une disponibilité, une liberté, une audace mais aussi un rempart contre le monde extérieur, un talisman, une égide. Je voulais que ce livre soit une réflexion plus ample sur la littérature. Je voulais que ce livre dise l'origine de ce livre, qu'il en dise la genèse, qu'il en dise la maturation et le cours, et qu'il le dise en temps réel. Je voulais que ce livre soit sensible, concret, malicieux, humain, ombrageux, imprévu, généreux. Je voulais que ce livre soit tout à la fois un journal intime et la chronique d'une pandémie, je voulais que ce livre ouvre la voie à la tentation autobiographique, qu'il soit une conjonction de hasards et de destinée, de contingence et de nécessité. … » p 188 – 189
Et c’est réussi. Il nous offre un livre multifacette en s’affichant :
- confronté au confinement (lié au Covid-19), avec les réflexions et pensées qui découlent, notamment sur le temps, la mort, le concept de crise, …
- en train de traduire une nouvelle de Stephan Zweig sur les échecs (très bien au demeurant et lu avec grand plaisir) ; avec des réflexions sur la particularité de sa traduction (étant bien meilleur aux échecs qu’en allemand) et traduisant naturellement « Eröffnung » par « défense » et non par « ouverture » » … et « eine neue Dame zu gewinnen (littéralement gagner une nouvelle dame ») par le précis : « faire Dame ». « La langue source, ce n’est pas l’allemand, ce sont les échecs » p 133
- tout en écrivant une sorte de biographie de moment clefs de sa vie en général et particulièrement de sa vie d’écrivain ; et comment le rapport au père (et aux échecs) a été déterminant. ;
- et en faisant de ce livre aussi « une sorte de journal de bord » (p 42)
Le tout en 64 pages … le nombre de case sur un jeu d’échecs.
On se laisse prendre au jeu et à l’intime de JP Toussaint dans cette échange à la fois structuré et libre.
« Quelques » citations :
A propos de sa traduction de Zweig : « Ce qu'il fallait viser dans cette traduction, c'étaient ces deux fidélités contradictoires, la fidélité à Zweig et la fidélité à moi-même. Sinon, à quoi bon me lancer dans une telle entreprise ? » p 33
« Par ailleurs, je voudrais dissiper deux malentendus.
1) La littérature n'a pas pour vocation de raconter des histoires.
2) L'écrivain n'a pas à délivrer de message.
La littérature est un art. Dans le meilleur des cas, il peut se dégager d'un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d'intelligence et de sensibilité peut s'opérer entre l'auteur et le lecteur. » p 38
« Ce peut-il que la crise du COVID-19 soit l'élément fortuit venu en quelque sorte fécondé la nécessité plus vaste qu'il y a toujours pour un écrivain d'aborder un jour l'autobiographie ? L'heure de l'autobiographie, pour moi, aurait-elle sonné ? » p 54
« Peut-être ça dit-il là d'un tropisme purement personnel, mais je me rends compte que, depuis le début du confinement, je suis sans cesse renvoyé en arrière dans le temps, comme sollicité par le passé dont il me semble entendre en permanence de faibles appels venus du lointain. Alors où on nous incite de toutes parts à réfléchir au futur, c'est vers le passé que je me tourne irrésistiblement. Je sens en permanence, dans mes rêveries ou dans ce que j'écris, le passé qui affleure.
…
Car, aux confins de ces grands fonds, à travers les eaux troubles et indécises du souvenir, c'est le terme du voyage qui se profile et c'est le visage de ma propre mort que je risque d'apercevoir dessiner dans le sable. » p 83 - 84
« Il y a, je crois, une géographie de la mémoire.
Ce sont les lieux, beaucoup mieux que les dates, qui laissent le passé faire soudain irruption dans le présent pour nous permettre de retrouver un instant intact et inchangée, l'essence même de ce qui est à jamais disparu. » p 103
Cf. aussi le « rapport symbolique très étroit que le jeu d'échecs entretient avec la mort. Les échecs, c'est, bien sûr, par l'intermédiaire du mat (al-shah mât, « le roi est mort »), la mise à mort symbolique du Roi adverse, du père, de l'adversaire, mais aussi l'expérience, concrète, de sa propre mort, et la peur qu'elle peut susciter déjà bien en amont de l'issue fatale, lorsque nous sommes en manque de temps et que, dans l'agitation et l'inquiétude, le regard errant sur l'échiquier et jetant un coup d'œil anxieux sur la pendule, on se rend compte que le temps qui nous est imparti se réduit comme peau de chagrin et que le drapeau de notre pendule ne va pas tarder à tomber. » p 109
« Pour Nabokov, un grand problémiste d'échecs développe les mêmes qualités qu'un grand écrivain : l'originalité, l'inventivité, la la concision, l'harmonie et la complexité. ..." p 140
Au gré de 64 touches, comme le nombre de cases d'un jeu d'échec, l'auteur nous parle de son enfance, des repas dominicaux avec sa mère, de sa rencontre avec sa femme, et surtout de la place des échecs dans sa vie.
Un livre lu sans déplaisir, mais dont il ne me restera pas grand chose d'ici quelques semaines.
Le livre en train de s’écrire
C’est durant le confinement que Jean-Philippe Toussaint a écrit son livre le plus intime, où il évoque ses souvenirs d’enfance, son père, ses amis à son œuvre littéraire. Le tout en 64 chapitres, comme autant de case de L’échiquier.
«Les échecs — leur symbolique, leur romantisme, leur abstraction rassurante — ont toujours été intimement mêlés pour moi à l’écriture. Ils sont le sujet de mon premier roman, Échecs. Et, depuis que j’ai donné ce même titre, Échecs, à ma traduction de la nouvelle de Zweig, les deux textes se rejoignent dans mon esprit dans une boucle temporelle vertigineuse. Je commence ainsi à prendre conscience que, si je continue à tirer sur ce fil — le fil du jeu d’échecs —, c’est toute la pelote de ma vie qui pourrait se dévider, se débobiner et se dérouler dans ces pages.» Et voilà comment, durant les journées de confinement Jean-Philippe Toussaint décide de meubler son temps en divisant sa journée en deux, la traduction de Échecs de Stefan Zweig d’une part et l’écriture de réflexions autour de sa passion pour ce jeu d’autre part. C’est cette seconde partie qui a donné ce livre riche de souvenirs et qui va bien au-delà du projet initial. Car effectivement, très vite la pelote de sa vie s’est dévidée… Une pelote que l’on voit se dérouler au fur et à mesure dans ce livre en train de s’écrire.
Son point de départ pourrait se trouver dans un hall d’école, pavé alternativement en plaques blanches et noires. Des cases sur lesquelles les pièces seraient constituées des membres de la famille, des amis d’enfance, des auteurs qui ont accompagné l’auteur de La salle de bain. À la place du roi et de la reine, on placera son père Yvon, «directeur du Soir de Bruxelles, une personnalité reconnue, bien introduite auprès de la classe politique et habituée des plateaux de télévision» et avec lequel il jouera longtemps aux échecs. Jusqu’à ce qu’il soit plus fort que lui et qu’il mette fin à ces échanges, se refusant à perdre. Un père qui aura la lucidité de voir en son fils un futur écrivain. Sur sa mère, qui tenait une librairie-galerie, il est plus discret, mais aussi plus tendre, tout comme pour ses deux grands-mères et pour Madeleine, celle qui deviendra son épouse.
S’inspirant de Georges Perec – il s’agit d’aller d’une case à l’autre sans jamais y revenir – le romancier passe de la famille aux amis, les Bonhomme, Garrec, Caratini, Lehrer. Ou encore Dominique D. un camarade de classe fantasque dont il apprendra la mort tragique. Un drame qui frappera aussi Gilles Andruet, le champion d’échecs qui le fera progresser et dont il ne voudra pas croire qu’il a été assassiné.
Hommage émouvant aux amis disparus, ce livre évoque aussi les grands maîtres, Fischer et Spassky, Karpov et Kasparov, Youssoupov ou encore Kortchnoï que l’auteur a failli pousser au nul, sans doute l’une de ses réussites majeures.
Bien entendu, la littérature échiquéenne ne pouvait manquer dans ce livre. Zweig, cela va de soi, tout comme Perec, mais aussi Nabokov et sa Défense Loujine, Borges et même Lewis Carroll.
Dans cette vraie-fausse autobiographie, Jean-Philippe Toussaint joue beaucoup et propose au lecteur de jouer avec lui. Avant de finir sur une note plus grave, comme il l’a confié à Livres-Hebdo : «Dans le jeu d'échecs le rapport à la mort est évident, il faut tuer le roi, le temps se réduit comme peau de chagrin, le temps de la partie c'est le temps de la vie. Il y a de même dans le travail d'écriture cette acuité au temps qui passe. Je crois qu'il faut être hypersensible à la mort pour bien écrire.» Est-il utile d’ajouter que ce livre est très bien écrit ?
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. En vous y abonnant, vous serez par ailleurs informé de la parution de toutes mes chroniques.
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C'est le confinement dû à la pandémie de COVID qui est à l'origine de ce livre. Dès le début, arpentant les rues de son enfance -les Belges n'avaient pas besoin d'attestation de sortie-, Jean-Philippe Toussaint se retrouve devant son ancienne école. Puis les souvenirs remontent et les projets de rencontres, de colloques s'éloignent, s'annulent. L'écrivain entre alors dans son bureau de Bruxelles et se met à écrire sur sa vie, ses rencontres et sa découverte puis sa passion pour le jeu d'échecs. "J'étais là, immobile, devant l'échiquier de ma mémoire -et j'y resterai tout au long de ces pages, c'est la présent de ce livre, c'est son présent infini." (p.9). 64 chapitres, autant que le nombre de cases de l'échiquier. Simultanément, il commence à traduire le livre de Stefan Zweig, Le joueur d'échecs.
Il est des écrivains dont on achète les livres sans même en connaître les thèmes. Jean-Philippe Toussaint fait partie de ceux-là, même si sans rien dévoiler, le titre et la quatrième de couverture -un simple échiquier bleu et blanc- laissaient peu de doutes sur ce livre-ci. Cependant, croire que l'auteur se limite à ses parties d'échecs serait trompeur, car il invoque ses souvenirs d'enfance, d'adolescence et de jeune adulte, dans le même temps qu'il parle de sa manière d'écrire, de ses raisons, de ce qu'écrire lui procure : "J'ignorais qu'écrire des livres, au-delà du plaisir que j'y prendrais, serait un moyen de me préserver des offenses de la vie. Car si j'écris, si un jour je me suis mis à écrire, c'est peut-être précisément pour ériger une défense contre les arêtes coupantes du réel." (p.74)
A l'heure où il entre en vieillesse -c'est lui qui le dit, pas moi-, et où la COVID contraint à un isolement, JP Toussaint revient sur son enfance entre Bruxelles et Paris, ses rencontres, ses débuts aux échecs contre son père, puis avec des copains : "De nombreux journaux, ces temps-ci, donnent la parole à des intellectuels pour les inciter à "penser la crise", à nous dire ce que pourrait être le monde qui succédera à la pandémie, à réfléchir à ce que sera l'après. Mais mon sentiment -la seule intuition saillante qui me soit venue à l'esprit ces temps-ci-, c'est que la pandémie, loin de m'ouvrir de nouveaux horizons pour l'après, me renvoie en permanence à l'avant." (p.82)
N'étant point féru d'échecs- je ne sais que le déplacement des pièces- j'aurais pu me désintéresser, mais ce ne fut pas le cas, car le jeu est le prétexte que prend l'écrivain pour faire un portrait de lui à différents âges. Très bien écrit. Narcissique, diront certains. Sans doute, mais c'est souvent le thème d'une autobiographie. La réflexion sur l'écriture et la traduction m'a semblé la plus intéressante et la plus développée car, même si je n'écris pas, j'aime savoir pourquoi et comment, un jour, on décide décrire, comment on corrige ses textes, on choisit tel mot plus qu'un autre, celui dont le lecteur se dit qu'il est là pour une bonne raison. Et là, si l'on voit que ce beau texte littéraire est travaillé, précis, il ne sent pas la sueur, tout coule parfaitement, comme si JP Toussaint l'avait écrit d'un jet.
« J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement » C’est sur ce quasi alexandrin que J.P Toussaint commence ce que l’on pourrait nommer son « journal de confinement.» En effet, comme l’explique l’auteur hanté par la vision du désoeuvrement, dans la mesure où tout ce qui était prévu fut soudain annulé, il fallut trouver d’autres occupations. Ses projets partent alors dans trois directions : une traduction du « Joueur d’échecs » de S. Zweig (roman dans lequel un personnage central est confiné lui aussi!), un essai sur la traduction (qui va très vite être abandonné) et un livre autobiographique qui prendra la forme d’une plongée en soi-même, d’un va-et-vient constant entre les lieux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, un texte qui sera en somme une espèce d’« échiquier de la mémoire ».
Jamais me semble-t-il le ton de J.P Toussaint n’a été aussi personnel ni aussi intime.
Ce confinement le ramène dans un premier temps vers les lieux du passé : l’école de la rue Américaine, le quartier de l’enfance : les rues Jules Lejeune et Washington, la place Leemans à Bruxelles, le collège de l’Ermitage... À vrai dire, j’avais l’impression de lire un texte de Modiano : les mêmes évocations un peu troubles, la même opacité qui donne un caractère étrange et mystérieux aux souvenirs. Des noms et des prénoms reviennent mais pas forcément des visages. L’auteur raconte le destin incroyable d’amis qui sont morts, très jeunes souvent. Il semble surpris par le peu de choses dont on se souvient des gens qu’on a croisés. Toussaint nous transporte dans un passé lointain et gris duquel émergent des êtres aux contours flous tandis que d’autres visages se font plus précis.
Évidemment l’auteur s’interroge : « L’heure de l’autobiographie, pour moi, aurait-elle sonné ? » La mort rôde… Difficile de ne pas se sentir concerné par le temps qui passe. Le ton devient mélancolique.
Les souvenirs d’enfance conduisent l’écrivain à évoquer le jeu d’échecs auquel il jouait régulièrement avec son père, grand journaliste et directeur du Soir. Se dessine alors la relation au père et le souhait de ce dernier que son fils devienne écrivain. « Je n’ai pas eu la vocation, j’ai eu la permission.» Et de préciser : « Le livre que je suis en train d’écrire est un livre d’origine. C’est l’histoire d’une vocation, non pas comment je suis devenu joueur d’échecs - non, je ne suis pas devenu joueur d’échecs-, mais comment je suis devenu écrivain. »
J.P Toussaint propose aussi des analyses, des réflexions théoriques au sujet de la littérature. Il dit ce qu’elle est ou n’est pas. Il dit de quel ordre est son travail sur la langue et les mots.
À cela s’ajoutent des passages vraiment très drôles : certaines scènes sont franchement irrésistibles comme celle où il essaie des masques dans une pharmacie, celle du rendez-vous chez l’ophtalmologiste, le docteur Praggnanandhaa ou bien la scène où il avoue à Madeleine, sa femme, que cette crise sanitaire « finalement, ça l’arrange » (en effet, visiblement, il a plutôt très très bien vécu son confinement!) Nous assistons là à de véritables scènes d’anthologie ! Ses réflexions sur ses problèmes de traduction sont aussi très amusantes. Cela crée des ruptures de ton étonnantes où l’on surprend l’auteur dans sa vie quotidienne..
Toussaint nous propose ainsi un récit autobiographique fragmenté en 64 chapitres (comme les 64 cases du jeu d’échecs.) Le propos semble moins structuré qu’à l’ordinaire et donne l’impression d’épouser le flux de la mémoire : on passe d’un souvenir à l’autre, d’une anecdote à une réflexion sur l’écriture ou la vie. Tout est mouvement et l’on se déplace librement sur l’échiquier de l’existence : « Tout au plus me contenterai-je de promener négligemment mon Cavalier de case en case au gré de mes souvenirs, en tâchant de redonner vie à quelques fragiles silhouettes furtives et émouvantes qui ont traversé ma vie. »
« L’échiquier » est un texte très intime dans lequel on a l’impression de découvrir un auteur qui dit souhaiter que ce livre soit « un rempart contre le monde extérieur, un talisman, une égide. Je voulais que ce livre soit une réflexion plus ample sur la littérature, je voulais que ce livre dise l’origine de ce livre, qu’il en dise la genèse, qu’il en dise la maturation et le cours, et qu’il le dise en temps réel. Je voulais que ce livre soit sensible, concret, malicieux, humain, ombrageux, généreux, je voulais que ce livre soit tout à la fois un journal intime et la chronique d’une pandémie, je voulais que ce livre ouvre la voie à la tentation autobiographique, qu’il soit une conjonction de hasards et de destinée, de contingences et de nécessité... »
Oui, le livre est tout cela. Il m’a beaucoup touchée.
LIRE AU LIT le blog
Coincé dans son appartement bruxellois par le confinement consécutif à la pandémie de mars 2020, Jean-Philippe Toussaint organise ses échappatoires. Ses après-midis seront consacrés à la traduction de la nouvelle de Zweig, Le Joueur d’échecs, dont le protagoniste Monsieur B., assigné à résidence par la Gestapo, ne tient le coup que parce qu’il a réussi à subtiliser un ouvrage consacré au jeu d’échecs. Et puisque, lui aussi, comparant ce jeu à la vie, y voit une façon rassurante d’approcher le monde, le matin il écrira son prochain livre, L’Echiquier. Un programme qui devrait d’autant plus lui convenir en cette période déstabilisante qu’il se fait cette réflexion : « Qu’importe ce que je recherche à travers l’écriture, qu’importe, finalement, ce que les livres racontent, l’écriture est cet abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. Le livre, pendant que je l’écris, devient un sanctuaire, un lieu clos où je suis protégé des offenses du monde extérieur. »
Dès lors, structurant son texte en soixante-quatre fragments pour arpenter la géographie de sa mémoire, non pas de manière linéaire mais par bonds et gambades à la manière du cavalier dont la polygraphie ne lui permet pas moins de parcourir toutes les cases de l’échiquier sans jamais repasser par la même, l’écrivain s'observe, à mesure que, de souvenirs en souvenirs, il commente la genèse de ce premier ouvrage autobiographique, entreprendre « un parcours vers les origines », une plongée à la rencontre de son « continent englouti », là où sous la surface du visible gît « quelque chose de noué », un « nœud secret qu’il s’agit d’élucider ». Et ce qu’il met au jour, en une sorte de dédoublement qui lui fait assembler des éclats de son enfance, de son adolescence et de sa vie avec Madeleine en un tout romanesque – souvenons-nous que Monsieur B., à force de jouer dans sa cellule, mentalement et contre lui-même, les parties proposées dans son livre, s’est lui aussi dédoublé au point de se retrouver au bord de la schizophrénie –, ce qu’il découvre, avec beaucoup d'émotion, qui explique ni plus ni moins que sa vocation d’écrivain en même temps que son goût pour le jeu d’échecs, c’est sa relation à son père.
Maniant ainsi, comme Nabokov qu’il analyse avec admiration, la virtuosité de la ligne – c’est-à-dire de la construction d’ensemble du roman : « C’est très technique, et cela demande beaucoup de préparation. Cela me fait penser à certains coups d’échecs, apparemment anodins ou innocents, qui préparent en réalité une subtile combinaison à long terme » – et la virtuosité du détail – « c’est quand Nabokov, délaissant les grands desseins de la composition, s’empare d’un pinceau très fin et intensifie un contour, accentue un cil. C’est la souplesse, c’est la ductilité de son trait de plume, c’est la précision de sa touche, pour souligner un détail, faire vivre un reflet de lumière sur le velouté d’une épaule, chatoyer une couleur, briller un rayon de soleil sur le pare-brise d’une voiture ou dans les lunettes d’un personnage, dans lequel on aperçoit soudain, en reflet, avec un frisson d’incrédulité, la tête chauve de l’auteur – qui vous fait un clin d’œil » –, il réussit, par petites touches servant, au millimètre près, un dessein d’ensemble savamment calculé, encore une fois dans le droit fil de la métaphore du jeu d’échecs, un livre assurément brillant, original dans sa construction, drôle et émouvant dans l’intimité de ses questionnements existentiels, d’une grande beauté enfin quand il évoque sa relation à son père. Un père qui, très symboliquement, refuse soudain de se mesurer à lui lorsque le fils se retrouve assez fort pour le battre aux échecs, mais qui, effaçant toute rivalité, l’encourage à devenir écrivain comme lui.
Entre journal de confinement et exercice autobiographique, un récit aussi brillant que singulier qui, filant la métaphore du jeu d’échecs, déroule, en même temps que la bobine de vie de l’auteur, son rapport à l’écriture et, à travers elle, à la vie et à la mort. Aujourd’hui plus que jamais, si Jean-Philippe Toussaint a la passion des échecs et de la littérature, c’est parce qu’ils lui offrent « une protection intellectuelle inégalable contre les menaces du monde extérieur. »
Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu Toussaint, moi qui suis de la "génération salle de bain". Et voilà qu'après l'avoir entendu, je me précipite sur son dernier roman. Et je trouve ça époustouflant. Bien sûr, il y a ce brillant exercice spéculaire sur le jeu d'échec. Mais au-delà de ses mises en abyme sur ce motif ludique, le récit m'interpelle par son effet palimpseste qui déborde tous les genres (autobiographie, réflexions de tous ordres) et enchantement d'un style qui semble avoir cette "disposition océanique" chère à Toussaint. On plonge alors dans les eaux noires de la mélancolie (mort de jeunes amis, évocation proustienne du temps qui passe, rapport complexe au père). Le livre joue sur tous les effets météorologiques : pluie, brume, brouillard aqueux, touffeur moite). "L'échiquier de la mémoire" propose ainsi un bel autoportrait entre ombre et lumière. Le lecteur, lui, en sort ébloui.
Une autobiographie qui promène le lecteur dans le monde des échecs que l’auteur a côtoyé de très près et qui nous en apprend beaucoup sur le sujet. L’écrivain nous décrit son monde, sa soif et son besoin d’écrire, les difficultés de l’exercice de traduction qu’il expose avec son travail sur « le joueur d’échecs » de Stefan Zweig et de nombreuses anecdotes sur les champions et leurs parties légendaires. Un bonheur de lecture, un hymne à l’art d’écrire.
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