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« En 1974 la guerre est entrée dans ma vie. Elle m'a poussé d'un coup vers un rebord de moi-même que je n'aurais peut-être jamais découvert si mon père avait été simplement français. ».
En 1974, la plus orientale des îles méditerranéennes est violemment déchirée. Chypre, envahie par la Turquie, est partagée en deux territoires. Le père de l'auteure, l'aîné des Makariou, ne s'en relèvera pas. Comment réparer une telle blessure ?
Historienne d'art, spécialiste d'art islamique, Sophie Makariou a voué sa vie à ce que son histoire familiale lui semblait lui donner pour ennemi : « la Turquie », et au-delà l'Orient et l'Islam. Elle fait oeuvre de mémoire pour comprendre, s'attache à connaitre pour réparer.
Ce récit, écrasé de soleil et teinté de sang, tisse et détisse, dans l'amour et l'inquiétude, un « monstrueux accroc », une identité déchirée comme l'a été Chypre. Entrecroisant les parfums et les sons sur la trame de l'histoire, l'auteure observe, dans ces pays aimés plus que tous autres - du Liban à la Syrie, en passant par la Turquie -, comment cette partie du monde que l'on nomme l'Orient est au coeur des convulsions de ce siècle.
« Le pire du cataclysme est encore à venir. Je sais de la même façon qu'il y a quarante-six ans que la table de l'histoire est en train de se renverser. »
Si le génocide arménien a fait l’objet de nombreux livres et de quelques films, la partition de Chypre en 1974 a nettement moins inspiré les créateurs. Si l’on excepte le film « Gölgeler ve Suretler » (Ombres et Visages) en 2010 du réalisateur Fragman Derviş Zaim qui évoque les violences inter-ethniques entre Chypriotes turcs et Chypriotes grecs qui ont commencé en 1955 avec la guerre d’indépendance des Grecs contre les Britanniques pour s’achever en 1974 sur la coupure en deux de l’île. Le cinéaste situant son film au cours de l’année 1963.
Sophie Makariou, conservateur au département des Antiquités orientales (section des Arts d’Islam) au musée du Louvre, a déjà publié de nombreux ouvrages consacrés à l’art islamique. Son récit « Le Partage d’Orient », est une œuvre plus personnelle fondée sur la mémoire. Elle y écrit : « Ma mémoire était en déplacement depuis 1974 ; en déplacement plus qu’en dérangement. » 1974, l’année où la guerre est entrée dans sa vie. Car l’autrice est née d’un père chypriote et d’une mère française. C’est cette mémoire qu’elle déroule habilement au long du livre. « La mémoire de nos parents, c’est encore la nôtre ; peut-être même la mémoire de nos grands-parents, si nous l’avons nous-mêmes recueillie, est-elle encore la nôtre. »
Ce récit émouvant, juste et documenté se fonde sur l’Histoire. « Et pour cela l’Europe éclairée, de l’Angleterre à la France et à l’Allemagne, s’est portée à son secours à partir de 1821. À l’inverse, un siècle plus tard, la Turquie moderne issue du mouvement Jeunes Turcs, bien que formée en partie en français, s’est pensée par l’éviction la plus violente de ce qui contrevenait à la « pureté » de son mythe fondateur : Arméniens, Grecs, Juifs et aujourd’hui Kurdes et alévis. Elle a fomenté le génocide des Arméniens, puis l’exil forcé des populations grecques, la Megàlé Katàstrophè, la « Grande Catastrophe » de l’expulsion des Grecs de Turquie et de l’échange de populations de 1923. »
Sa richesse ce sont les souvenirs et les effluves qui s’en dégagent. Parfums de cuisine, intimement liés à des rencontres ou à la vie familiales, odeurs de plantes aromatiques, saveur d’un dessert. Elle se souvient de son bref séjour à Nicosie en 1973 alors qu’elle était encore enfant : « les carrioles des vendeurs d’ayran, le yaourt liquide salé agrémenté de menthe sauvage séchée, bu glacé ; il laissait un maquillage blanc si joli sur nos visages dorés de soleil […] »
Alors que les coutumes sont si proches dans le peuple, religions et intérêts géo-politiques s’immiscent dans l’histoire : musulmans et chrétiens orthodoxes grecs se déchirent. Et les civils en font les frais. Les grands-parents de l’autrice émigrent en France, à Lyon, avant de retourner à Chypre où le grand-père trouvera la mort heurté par le pare-chocs d’un camion militaire, appartenant probablement à des casques bleus.
Si de belles pages sont consacrées à la mère, c’est la figure du père qui sous-tend tout le récit. Celui que sa belle-mère n’aimait guère : « Aussi, dire que le visage de mon père fut un obstacle à son aspiration peut sembler inexplicable. Et pourtant, ne l’a-t-il pas assez entendu, le mot de « rastaquouère » ? Vilain mot de ma grand-mère française qui entraînait avec lui une odeur d’huile, de luxe parvenu, une allure suspecte, un exotisme de goût vulgaire ! »
Un récit parsemé de belles rencontres, le Liban avec Nassim ; le Maroc et Volubilis, Istanbul, la Chine. Et puis le choc d’une nouvelle haine, le 11 septembre ; les destructions de Daech à Palmyre et Mossoul ; Charlie Hebdo et le Bataclan ; la volonté du « sultan » turc de transformer Aya Sofia en mosquée, de cacher les mosaïque de Saint-Sauveur-in-Chora.
Et ce terrible échange : « C’était de ce même quartier du Phanar que j’avais été chassée alors que je cherchais, égarée, l’église de la Pammakaristos, convertie en mosquée sous le nom de Fethiye Cami. Le Turc auquel je demandai mon chemin m’avait répondu avec agressivité : « Pourquoi la cherchez-vous ? Vous avez Sainte-Sophie, cela vous suffit ! » J’avais reçu sa réponse cinglante comme la répétition triomphante de la confiscation continue, plus encore celle de 1923 que celle de 1453. À l’instant où je l’écris quelque chose me traverse l’esprit et ne veut pas y rester ; cette antienne du « Vous n’êtes pas chez vous ici », où l’ai-je entendue la première fois ? À Chypre en 1973, où déjà certains quartiers étaient interdits ? N’était-
ce pas le discours tenu à tous ceux de l’autre côté de la ligne de front ? N’est-ce pas cela le discours de la ligne de démarcation de 1974 ? La paix peut être enclose par des frontières, mais jamais divisée par des lignes de démarcation. À Istanbul, cette phrase, les défilés du 29 mai, les dévotions d’année en année plus nombreuses sur les tombeaux des sultans gazis, combattants des frontières dans la voie du djihad et de la conquête, redisaient que la guerre des communautés continuait ; elle n’avait jamais cessé. »
L’Orient au cœur du pire cataclysme
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