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Baudelaire poète a quelque peu éclipsé Baudelaire critique.
Si l'auteur des "Fleurs du Mal" occupe une place de choix au sein de la littérature française, beaucoup de lecteurs aujourd'hui ignorent que son esprit aiguisé trouva un terrain de prédilection dans l'analyse des oeuvres de son temps.
Face à Sainte-Beuve, critique officiel et attitré, qui d'ailleurs fit preuve à son sujet d'une cécité incroyable, Baudelaire détonne.
Car la postérité lui a souvent donné raison.
Traducteur avisé des écrits d'Edgar Allan Poe, dont il sut d'emblée reconnaître le génie, l'un de nos plus grands poètes avait en matière picturale goûté aussi fort tôt les charmes du délicieux Manet. Sur le plan musical, alors que nombre d'auditeurs se montraient sourds aux fulgurances sonores de Tannhäuser, Baudelaire avec sa pénétration habituelle consacra même à Richard Wagner un article extraordinaire, avant-gardiste, époustouflant de prescience où il est aisé de voir à quelles hauteurs s'élevait la clairvoyance qui l'animait.
Mais revenons à la littérature. En Balzac lui-même fort décrié par ses contemporains, Baudelaire sans la moindre hésitation décela bien vite un visionnaire capable de créer un monde à sa démesure.
Excepté Victor Hugo à l'égard duquel celui-ci eut des sentiments variés - n'oublions pas cependant que s'il n'aimait guère l'homme, Baudelaire vouait une admiration sans bornes à l'artiste (combien de pages magnifiques, lucides et pénétrantes évoquent les vertigineuses créations hugoliennes) - on ne peut qu'être pour le moins troublé par l'acuité avec laquelle un tel poète évalue en quelque sorte ses pairs.
Ceux en effet dont Baudelaire ne se fait pas faute de distinguer le talent, sont pour la plupart connus de nous à un siècle et demi de distance. Il s'agit de Théophile Gautier auquel il dédia ses fameuses "Fleurs du Mal", de Leconte de Lisle, de Théodore de Banville, de Marceline Desbordes-Valmore qu'ont admirée à leur tour Verlaine et Rimbaud.
Rarement pris en défaut, Baudelaire a le trait incisif, frappant, et le jugement éclairé. Il sait être sensible à "la consolation par les arts" chère à Gautier, aux beautés du "Manchy" de Leconte de Lisle, à la vitalité heureuse de Banville, "aux explosions magiques de la passion" prêtées à Desbordes-Valmore.
Son oeil exercé voit la singularité de chacun dans le ciel poétique français. On savoure à chaque ligne le style à la fois nerveux, solide et imagé par lequel Baudelaire promène un miroir aimable et profond sur les écrivains qu'il aime.
Mais à travers ses études finement menées, filtrent par éclairs des révélations plus personnelles. En parlant des autres, Baudelaire au fond ne laisse pas, comme en filigrane, de trahir sa propre vision de l'art. On trouve ainsi sous sa plume, en fait de démarche poétique, une formule demeurée saisissante : "la sorcellerie évocatoire". Or qui ne verrait que cette expression forte s'applique avant tout aux vers si travaillés, si magiques des "Fleurs du Mal" en gestation ?
Une dernière remarque s'impose. D'aucuns à bon droit peuvent estimer que Baudelaire s'est montré par trop favorable à Leconte de Lisle ou Banville. Et cet argument plaide en leur faveur puisque la postérité, toujours elle, a remis à leur juste place ces poètes-là.
Hugo de nouveau mis à part, rien n'est plus écrasant en vérité que le génie baudelairien.
Pour conclure sur ce sujet, cédons la parole à Lloyd James Austin :
"Nous oublions trop combien l'avènement de Baudelaire a modifié la sensibilité moderne et bouleversé du même coup la hiérarchie des réputations. Otez Baudelaire de la poésie française du dix-neuvième siècle, et les autres poètes brillent aussitôt d'un plus vif éclat. C'est dans cette lumière plus vive qu'il les voyait."
https://www.accents-poetiques-editions.com/produit/la-blessure-des-mots/
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