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«Les vieillards sont-ils des hommes ? À voir la manière dont notre société les traite, il est permis d'en douter. Elle admet qu'ils n'ont ni les mêmes besoins ni les mêmes droits que les autres membres de la collectivité puisqu'elle leur refuse le minimum que ceux-ci jugent nécessaire ; elle les condamne délibérément à la misère, aux taudis, aux infirmités, à la solitude, au désespoir. Pour apaiser sa conscience, ses idéologues ont forgé des mythes, d'ailleurs contradictoires, qui incitent l'adulte à voir dans le vieillard non pas son semblable mais un autre. Il est le Sage vénérable qui domine de très haut ce monde terrestre. Il est un vieux fou qui radote et extravague. Qu'on le situe au-dessus ou en dessous de notre espèce, en tout cas on l'en exile. Mais plutôt que de déguiser la réalité, on estime encore préférable de radicalement l'ignorer : la vieillesse est un secret honteux et un sujet interdit. Quand j'ai dit que j'y consacrais un livre, on s'est le plus souvent exclamé : "Quelle idée ! C'est triste ! C'est morbide !" C'est justement pourquoi j'ai écrit ces pages. J'ai voulu décrire en vérité la condition de ces parias et la manière dont ils la vivent, j'ai voulu faire entendre leur voix ; on sera obligé de reconnaître que c'est une voix humaine. On comprendra alors que leur malheureux sort dénonce l'échec de toute notre civilisation : impossible de le concilier avec la morale humaniste que professe la classe dominante. Celle-ci n'est pas seulement responsable d'une "politique de la vieillesse" qui confine à la barbarie. Elle a préfabriquée ces fins de vie désolées ; elles sont l'inéluctable conséquence de l'exploitation des travailleurs, de l'atomisation de la société, de la misère d'une culture réservée à un mandarinat. Elles prouvent que tout est à reprendre dès le départ : le système mutilant qui est le nôtre doit être radicalement bouleversé. C'est pourquoi on évite si soigneusement d'aborder la question du dernier âge. C'est pourquoi il faut briser la conspiration du silence : je demande à mes lecteurs de m'y aider.» Simone de Beauvoir.
Encore une plume française que je découvre. Étrangement, je commence par la fin avec ce titre "La vieillesse", mais il est fort probable que le prochain roman que je lirai de Simone de Beauvoir soit "Mémoires d'une jeune fille rangée", récit autobiographique dont j'ai entendu beaucoup de bien, et qui fait partie d'une tétralogie.
A part lorsque l'on commence à s'en approcher, la vieillesse - à moins de s'appeler Dorian Gray ^^ - n'est pas une chose dont on se préoccupe beaucoup. Avec cet essai, Simone de Beauvoir attire l'attention du lecteur sur cet état physique, qui met irrévocablement l'individu "vieux" au banc de la société. Soit il est considéré comme un grand sage que l'on respecte et que l'on écoute de loin; soit comme un vieux fou.
L'autrice a écrit ce livre en 1970, en plein boum consumériste. Cette décennie va voir l'explosion du plastique et de la production en série. Les personnes âgées sont une classe à part, dans une société où le pouvoir d'achat est le principal marqueur social. De nos jours, la vision des seniors a évolué - ce sont les baby-boomers de la seconde guerre mondiale - leur nombre est plus important qu'à l'époque dont parle Simone de Beauvoir, de plus ils sont beaucoup plus actifs et indépendants qu'alors. Étant partie prenante dans la consommation, la société s'adapte à eux, avec des croisières pour seniors, de résidences, etc.
Il est intéressant et instructif de découvrir les pensées que partage Simone de Beauvoir ici. Même s'il est vrai que commun des mortels évite de penser à cette étape de décrépitude, qu'il associe à la mort et à la tristesse. L'individu vit avec l'idée de la mort toute sa vie, même de façon inconsciente, tandis que la vieillesse on a le temps de la voir venir. Et plus elle approche plus on la renie et on lui tourne le dos. Jusqu'au jour où ça y est: on est vieux. Simone de Beauvoir dans son essai étudie toutes les facettes de cet état en soulignant que la déchéance physique est liée à la classe sociale à laquelle on appartient. Dans cette société intéressée seuls les actifs comptent, les autres ne sont que des bouches à nourrir. (...)
http://lillyterrature.canalblog.com/archives/2020/04/08/38180442.html
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