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Rien ne destinait mon grand-père à se survivre. Blessé à la face en 1918, il a, par la suite, exercé l'emploi réservé de cantonnier et mené une vie qu'on pourrait dire sans histoires jusqu'à sa mort en 1973. Il a disparu sans rien laisser derrière lui. Toutes les traces matérielles de son existence, et même son nom, se sont effacées. Il a demeuré dans ma mémoire au travers de quelques menues images.
Mais plus que mes souvenirs d'enfance ce sont les signes qu'il ne cesse de m'adresser depuis sa mort, il y a près de cinquante ans, qui ont rendu ce récit nécessaire. Toute une série de coïncidences troublantes : le surgissement inattendu, dans le champ de mes perceptions, d'un être ou d'un animal, auquel il est en quelque façon associé ; des échos unissant, à travers le temps et l'espace, sa voix à d'autres ; des survivances répandues dans l'air, déposées sur les paysages. De lui j'ai hérité le goût des livres et de la marche.
Pour l'évoquer, j'ai fait avec ce que j'avais. Je n'ai pas consulté les archives de la Grande Guerre, ou si peu. Si enquête il y a, elle porte sur l'énigme de sa présence toujours vive. Elle questionne ces appels intermittents et ténus, adressés à moi seule et que je tente de saisir à même la peau des choses, dans leur innocente nudité, leur supposée insignifiance.
A. M.
Certains gestes disent ce que nous sommes, révèlent le plus profond de notre être. Pour évoquer son grand-père, Anne Maurel raconte un épisode de la vie de son aïeul qui, selon elle, renferme l'essence même de cet homme qu'elle aimait tant: tandis qu'en 1917, il reçoit les honneurs militaires et qu'en grande solennité, on le décore, il a soudain l'idée d'accrocher au cou d'un chien errant la médaille qu'il vient de recevoir. Un supérieur y lit la pire des offenses et le jeune homme doit passer au tribunal de guerre. Il devra la vie sauve à son lieutenant, professeur de lettres au lycée de Brest, qui aura eu l'intelligence de voir dans son geste une plaisanterie sans gravité.
« Je me figure les soldats un instant distraits par un chien surgi devant leurs rangs, trottinant et balançant autour de son cou une médaille de fer-blanc qui brille au soleil; leurs éclats de rire dans l'intervalle entre des tirs d'obus; plus tard, le jeune homme (mon grand-père), traîné dans sa tenue militaire devant le conseil de guerre - il ne baisse pas les yeux, garde le regard levé-; le silence, tandis que la salle résonne de la voix vibrante du lieutenant; leur soulagement à tous les deux à l'énoncé de la sentence: le pardon accordé à sa jeunesse, à sa gaieté espiègle, au vu, sans doute, de la bravoure dont il s'est montré capable. »
Pour l'autrice, tout son grand-père se résume dans ce geste: il dit sa fantaisie, son antimilitarisme, sa simplicité, son humour, le refus des grands mots et des honneurs. Que fait le jeune homme dans cet acte sinon introduire joyeusement un chien dans un jeu de quilles, sans même penser aux conséquences qui auraient pu être terribles ?
Anne Maurel raconte comment, le jour des obsèques de son grand-père, elle voit une étrange lumière blanche tournant autour du cercueil, qui, tel un petit chien joyeux, lui fait comme un signe, un dernier adieu furtif. Cet épisode troublant, elle le garde en elle longtemps, elle sait qu'il sera le point de départ d'un texte sur son grand-père, cet homme simple qui aimait la marche, la nature et la lecture. Elle dresse de lui un portrait sensible, délicat, tout en retenue, dans une langue d'une très grande beauté. Ne possédant que très peu de documents sur lui, elle fait avec ce dont elle dispose: ses souvenirs, ses impressions, les images qu'elle garde de lui mais aussi ce qu'elle a lu ou entendu sur la Grande Guerre, Verdun, le Chemin des Dames, sur ces hommes qui ont vécu le pire, l'insoutenable, l'indicible. Elle convoque aussi la littérature qui tisse avec la vie réelle des échos, des liens parfois surprenants jusqu'à finir par se mêler, se confondre avec la vie elle-même.
« J'ai parfois espéré qu'on m'apporte une correspondance, un journal, des carnets à retranscrire. J'aurais senti le grain du papier qu'il avait touché, remarqué peut-être, sur un coin de la feuille, l'empreinte de ses doigts, une tache de café ou de terre. J'aurais pu guider ma main sur la sienne, reformer le dessin de ses lettres là où l'encre a pâli, inventer les mots oubliés ou effacés par la pluie. »
Et ce qu'elle dit de ce grand-père est très beau parce que l'on sent ce qu'il a été à travers l'évocation de petites choses ténues, des images fugaces qui survivent du passé, des impressions qu'il faut fixer avant que d'autres n'arrivent jusqu'à la conscience: on y perçoit ses silences, sa façon de contempler le jardin, debout sur le seuil de la porte ou de poser la première poire sur la table en la nommant.
L'autrice semble porter en elle cette existence qu'elle restitue ici, comme si, destinataire de ces signes dans le temps présent, elle éprouvait le besoin, une forme de nécessité même, peut-être, par ses phrases, ses mots, son souffle, de montrer à quel point, il est encore vivant en elle.
Pour qu'en nous aussi, il devienne présence...
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