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La Cendre aux yeux, du Bordelais Jean Forton (1930-1982), fait figure, au sein des neuf romans que signa cette plume amère, avide de sonder où cela saigne et suppure, de bijou noir, de crime parfait. On est vite peu sérieux quand on n'a rien à faire. Alors on baguenaude, on se noie dans son nombril, on tient un journal, on empile, comme dessous de bock, des liaisons tous azimuts. Telle est la situation du héros de Forton : rentier trentenaire, vivant de puiser avec dédain dans la caisse de son frère négociant, de sortir la nuit, d'assister au tumulte amoureux de Nicolas et Anita, ses voisins de chambre, de se tâter sans fin entre bonheur moyen et petites infamies. Mais disperser son énergie à jouer les toupies qui, bien que frôlant souvent le bord de la table, se cognent à tout sans aller nulle part, cela n'a qu'un temps. Notre homme se cherche une prise. Il trouve une proie : Isabelle, seize ans, digne petite bourgeoise, s'ennuyant et bien nattée, qu'il entreprend de séduire. Déployant alors à l'entour de la belle une danse de faune triste et assidue, il parvient à ses fins, fait d'Isabelle une amante compétente et amoureuse. Sans angoisse de la grâce ni souci du péché, un mélange de libertinage amer et de frilosité goguenarde. Tel est ce héros qui aurait choisi La Rochefoucauld plutôt que Pascal. Il fallait oser. Forton l'a fait.
P.-S. : Dans sa postface, Catherine Rabier-Darnaudet étudie la réception de ce livre paru pour la première fois en 1957 aux éditions Gallimard.
Préférer la chasse à la prise
Première parution en 1957 chez Gallimard, ce roman est le préféré de l’auteur et de beaucoup de ceux qui aime la littérature de Jean Forton.
Si vous ne le connaissez pas, lisez la postface de la spécialiste Catherine Rabier-Darnaudet.
Ce livre est assurément un bijou littéraire d’une grande noirceur, le sujet est l’obsession d’un homme pour une jeune fille.
Quel serait l’équivalent en âge, des 16 ans de l’héroïne (1957), au XXIe siècle ?
L’auteur utilise le « je » ce qui est audacieux. Le narrateur né dans une famille de négociant en vins à Bordeaux, déménage dans une chambre au sein d’une pension hétéroclite.
La fièvre du changement et la période d’acclimatation lui laisse un goût d’inconfort voire d’insécurité. Le lecteur pourrait penser qu’il s’agit d’un jeune étudiant, il découvre vite que c’est un homme de 34 ans.
« J’ai trente-quatre ans et je me comporte comme un collégien. Le monde m’étonne, et les hommes, avec leur absence de questions, leur paisible force qui ne s’embarrasse pas de problèmes. Je doute. Je cherche. Je n’ose m’affirmer. »
C’est tout l’enjeu de cette première partie sur les trois comportées, l’auteur trace le portrait d’un homme falot, qui vit de la rente familiale et essaie d’écrire dans un gros cahier à couverture verte.
Son mépris des autres est affiché, il conforte son mode de vie en s’appuyant sur son refus des convenances, il se donne ainsi un sentiment de dimension personnelle.
Il a des voisins, un couple, Nicolas le Russe et Anita, tous deux ont un physique avantageux, une présence. Ce couple est comme un miroir déformant pour le narrateur et sa proie.
Au fil de la narration les deux relations sont mises en abyme.
Il flâne dans sa ville de jour ou de nuit, hanté par ce qu’il fut adolescent, pelisse de celui qui est gris quasi transparent, qui n’intéresse personne.
C’est ainsi que sa route croise celle d’une petite fille, Isabelle, blonde et elle aussi falote, qui sort de l’institution religieuse où elle s’instruit.
Elle devient son obsession, son but.
Il la traque et finit par faire sa connaissance.
Le deuxième acte le narrateur est en proie avec ses démons : le loup cherche l’aventure.
La suivre chaque jour de chez elle à l’école et de l’école à chez elle. Elle est obligée de traverser le Jardin public, lieu propice à apprivoiser ce petit animal pas si sauvage que cela.
L’émotion est plus dans la chasse que dans sa présence réelle.
« Elle est neuve, étonnée de tout. Elle a vécu jusqu’à ce jour retranchée de la vie, privée de ces menus plaisirs dont les filles de son âge sont déjà lassées. C’est une chance pour moi. »
Il l’apprivoise c’était inévitable, la scène dans la forêt est digne d’un conte noir, tant le narrateur semble déconnecté de la réalité, ils sont au cœur de l’hiver et ses souvenirs sont ceux d’une promenade en été.
Cette chasse est décrite avec une précision chirurgicale, chaque geste, chaque mot sont importants.
Une pensée décortiquée qui ne fait qu’accentuer encore le loup guettant l’agneau.
L’animalité est confirmée jusqu’à la phagocytose virtuelle.
Du côté de sa petite fille c’est la docilité qui prime, l’écrivain peut y voir une page blanche à écrire.
La dernière partie est celle de l’introspection.
En effet cette petite fille lui renvoie une image de lui qu’il accepte ou renie, c’est selon le moment.
Mais la fièvre de la chasse est retombée et si l’essentiel était de réussir, il ne faut pas s’éterniser.
Le final est à la hauteur de la noirceur.
Par une écriture élégante et un bel équilibre dans la narration, Jean Forton réussit à ne jamais être scabreux.
La réception du livre « moralement répugnant » a fait grincer des dents .À l’ère du mouvement Me Too…
Personnellement je suis sensible à la façon dont Jean Forton dresse des portraits d’antihéros, leur face sombre interpelle les lecteurs surtout lorsqu’au détour d’une attitude, d’un mot il s’identifie à eux, c’est le frisson de la monstruosité qui les submerge.
La froideur prime mais les lecteurs éprouveront la volupté de lire un grand livre.
Pour moi c’est le livre parfait dans son équilibre fonds, forme. L’écriture toujours élégante évite tous les écueils. Un plaisir qui devient rare, la qualité étant en fuite.
©Chantal Lafon
https://jai2motsavousdire.wordpress.com/2023/05/28/la-cendre-aux-yeux/
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