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Tout le monde. se souvient du célèbre Je me souviens de Georges Perec ou de celui de Joe Brainard (I remember). Mais il est peut-être une autre manière de se décrire, en creux, en angle perdu ou mort, et c'est d'essayer de faire remonter à la surface ce dont on NE se souvient PAS. Dite comme ça, cette proposition paraît futile, ou légère, ou même un peu niaise. En fait il n'en est rien et le travail que cela nécessite est intense et, ici, littérairement enthousiasmant. Cela met en jeu une sorte d'autobiographie modeste, spéculative et méticuleuse mais irrémédiablement fl oue. Qu'on en juge par les premières pages de ce livre si déconcertant :
« Je ne me souviens pas du vase de Soissons. Que je suis allé à l'école, oui, naturellement je me le rappelle, quoique pas dans le détail. Que j'y ai appris des choses, je veux bien le croire. J'étais un as en arithmétique.
Mais qu'il fut un temps où j'ignorais que Louis XI utilisait ses fi llettes en toute immoralité, que Saint-Louis ren- dait la justice sous un arbre et que Louis XVI a été guillotiné, ça semble invraisemblable et c'est pourtant une évidence inattaquable. Que, dans le cas de l'auxiliaire avoir, il faut accorder avec le complément d'objet direct situé avant le verbe, que pour ce qui ne se produira que dans l'avenir on doit employer le futur alors que l'imparfait s'impose souvent pour le passé, que, dans la majorité des cas, un s signale le pluriel des substantifs et des adjectifs même s'il y a pléthore d'exceptions, aussi diffi cile à imaginer que ça puisse aujourd'hui me paraître, il m'a également fallu l'apprendre. Je ne me souviens pas qu'il y eut un moment où j'errais, analphabète, insou- cieux du monde intellectuel et de la civilisation. Le vase de Soissons, je ne me souviens pas si j'ai appris son existence au lycée ou dans ma famille. Il est un événement collectif que je peux partager avec tous les Français.
Si je ne cherche pas à me documenter, j'ai ceci en tête : après la prise ou le sac de Soissons, Clovis guignait tel vase qu'un autre lui refusa, arguant que la communauté était la règle et le vase aussi partageable que l'enfant à la mère indécise présenté devant le roi Salomon. Rage impuissante de Clovis puisque nul Salomon n'empêcha l'étripage du vase. Là-dessus, des années plus tard, à la suite de circonstances redevenues inconnues pour moi, le roi des Francs se venge de l'autre, lui coupant la tête, le tue en tout cas, en prononçant la fameuse phrase dont il serait un peu fort que je ne me souvienne pas.
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