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Quelque part entre la banlieue et la campagne, là où leurs parents ont eux-mêmes grandi, Jonas et ses amis tuent le temps. Ils fument, ils jouent aux cartes, ils font pousser de l'herbe dans le jardin, et quand ils sortent, c'est pour constater ce qui les éloigne des autres.
Dans cet univers à cheval entre deux mondes, où tout semble voué à la répétition du même, leur fief, c'est le langage, son usage et son accès, qu'il soit porté par Lahuiss quand il interprète le Candide de Voltaire et explique aux autres comment parler aux filles pour les séduire, par Poto quand il rappe ou invective ses amis, par Ixe et ses sublimes fautes d'orthographe. Ce qui est en jeu, c'est la montée progressive d'une poésie de l'existence dans un monde sans horizon.
Au fil de ce roman écrit au cordeau, une gravité se dégage, une beauté qu'on extirpe du tragique ordinaire, à travers une voix neuve, celle de l'auteur de Fief.
David Lopez nous raconte la vie d’une bande de jeunes vivant dans une ville coincée entre la banlieue et la campagne. Ils sont neuf garçons qui ne savent pas quoi faire de leur vie, ils vivotent entre jeux de cartes, drogues, alcool, boxe pour certains sans envisager d’avenir. Ils rêvent bien mais sont incapables de concrétiser tout projet durable et solide.
Tous ensembles, ils préfèrent traîner, ils se satisfont de la routine quotidienne. On ressent la peur de l’ailleurs, des autres , de quitter leur quartier ( leur fief), de fuir leur enfance.
C’est un roman sans intrigue précise mais une succession de chapitres relatant le quotidien de ces garçons. C’est Jonas , jeune boxeur talentueux qui est le narrateur. Il représente le véritable looser malgré son potentiel sportif. Son entraîneur lui promet une belle carrière mais Jonas la saborde en continuant à fumer de l’herbe, boire, sortir. Il n’a pas la volonté de choisir sa voie , il préfère vivre au jour le jour. On ressent cet abandon dans sa relation amoureuse avec Wanda, jeune fille habitant les quartiers bourgeois de la ville : il n’a de cesse de se sentir inférieur, de la considérer comme un fantasme sans aucun avenir. Il reste fidèle à sa condition sociale comme ses parents ; sa vie défile devant ses yeux sans qu’il intervienne, il n’en est que simple spectateur.
Ce personnage devient très attachant au fil des pages, il décrit précisément son désarroi, ses joies, sa profonde amitié envers ses copains du quartier. A travers son regard, on perçoit les atmosphères, les ambiances, les odeurs.
Jonas nous fait rencontrer le monde de la boxe amateur ; en effet le texte commence par un combat perdu et finit par une éventuelle revanche. On suit ses nombreux entraînements avec un vocabulaire technique , parfois difficile à décrypter , mais empli de scènes fortes en émotions, en tensions, en peurs et angoisse . L’auteur, lui-même boxeur, retransmet bien les sensations physiques et psychologiques de ce sport difficile.
C’est un livre sur l’ennui d’un groupe de jeunes ou l’amitié n’est pas un vain mot ; ces 9 jeunes sont unis entre eux , leur fidélité est entière et sans jugement.
Ce qui surprend , dans ce livre, c’est l’écriture qui est vive, crue et poétique à la fois, avec un parler de jeunes ; elle mérite d’être lue à voix haute grâce à sa cadence, son rythme énergique.Elle peut devenir très drôle avant de basculer dans la mélancolie.
Livre percutant et vrai sur les jeunes de petites villes
Merci à 68premiresfois pour cette lecture
Je le regrette mais l'évocation de l'univers banlieues/ boxe/ drogue/ drague et même copains, ici, est sûrement très réaliste mais pour moi c'est un livre sans Histoire ni nouveautés. J'ai eu l'impression qu avec cet énième récit, je relisais le millième témoignage d'un succession de faits divers dont les journaux nous abreuvent plus ou moins régulièrement mais pour le reste pas un moment d'âme de cette communauté, pas un personnage à qui s'attacher. Un récit décousu, un vocabulaire, hélas trop commun et à la limite du franchement vulgaire. Quelques pages échappent à ces regrets (les souvenirs de la plus petite enfance, les digressions comico - philosophiques, certaines réparties) mais pour moi tout cela est trop long au global.
Je ne remets, naturellement pas en cause l'écriture et l'auteur mais ce livre n'était probablement pas pour moi.
"À force de ne rien faire l'ennui devient familier." - Josiane Coeijmans
"Ça ne fait pas une heure que je suis là que déjà je me sens dans mon élément. L'ennui, c'est de la gestion. Ça se construit. Ça se stimule. Il faut un certain sens de la mesure. On a trouvé la parade, on s'amuse à se faire chier. On désamorce. Ça nous arrive d'être frustrés, mais l'essentiel pour nous c'est de rester à notre place. Parce que de là où on est on ne risque pas de tomber."
Il suffit d’ouvrir certains romans pour s'y couler et s’y sentir bien. Et il y a "Fief". Le moins que je puisse dire c’est que je ne me suis pas du tout sentie à mon aise avec les premières pages de ce roman, le 1er et le seul de David Lopez à ce jour qui reçut le prix Livre France Inter en 2018 après avoir été sur les listes du Renaudot et du Médicis. Pas mal pour une entrée en littérature !
Un fief, de nos jours, c’est quoi ? Un terme tout droit venu du Moyen Âge, bref et sifflant, qu'on lâche avec les lèvres serrées de celui à qui on ne la fait pas, sauf que le fief de Jonas, le narrateur, n'a rien de noble, c'est une zone périphérique, un vague entre-deux, un trou paumé :
"On habite une petite ville, genre quinze mille habitants, à cheval entre la banlieue et la campagne. Chez nous, il y a trop de bitume pour qu’on soit de vrais campagnards, mais aussi trop de verdure pour qu’on soit de vraies cailleras. Tout autour, ce sont villages, hameaux, bourgs, séparés par des champs et des forêts. Au regard des villages qui nous entourent, on est des citadins par ici, alors qu’au regard de la grande ville, située à un peu moins de cent kilomètres de là, on est des culs-terreux."
"Fief", ce sont des journées éternellement recommencées où le temps se répète, monotone, et c’est triste, plat, d’une vacuité confondante. Tout cela transpire la résignation un peu molle. Il faut dire qu'il ne se passe pas grand-chose, alors Jonas et ses potes - Poto et son slam inspiré, Sucré et son surpoids, Miskine et ses embrouilles, Ixe et son herbe à fumette, Virgil, Lahuiss, etc. - se créent des rituels pour habiller leur désœuvrement. Ils épuisent leurs journées à fumer des oinjs, à picoler, à jouer aux cartes, à faire pousser de l'herbe,
"On peut considérer que c'est une manière comme une autre de cultiver son jardin."
à taper l’incruste dans des fêtes, à draguer, à boxer dans la salle de Monsieur Pierrot - plutôt bien d'ailleurs en ce qui concerne Jonas dont le palmarès amateur force le respect :
"Je prends le ring comme un terrain de jeu. C'est le meilleur moyen pour moi de conjurer ma peur. Je me sens comme un torero qui risque sa vie à la moindre passe. Prendre le parti de s'en amuser, c'est ma manière de renoncer à la peur. Sauf que le type en face n'est pas là pour jouer. Il n'est pas là pour me laisser jouer. Je ne peux jouer que contre les faibles. Pour progresser il faut se mettre en danger. Souffrir. Surmonter. Pour ça je dois me faire violence. Ça commence par oublier le jeu. Accepter la peur. Alors je me concentre. Je ne nie plus le danger. Il est là face à moi, c'est lui ou moi."
"Fief", c’est un horizon bouché et visqueux de désillusion, et tous en ont parfaitement conscience. N’est-ce pas Lahuiss qui cite le "Voyage au bout de la nuit" de Céline ? Lahuiss qui, petit à petit, se détache du groupe.
"On devient rapidement vieux, et de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi."
"Fief", c’est le territoire de l’enfance que l’on craint d’abandonner pour l’inconnu que, pourtant, on devine sans surprise. L'avenir pourrait être ailleurs, mais ce n'est pas ainsi que ces jeunes le conçoivent.
"Dans la vie je ne vais que là où j'ai pied. La différence, c'est que dans l'eau je sais quels sont les mouvements à effectuer pour ne pas me noyer."
"Fief", c’est l’absence de modèle à suivre et de route à tracer, c’est pourquoi on reste, malgré tout, le dedans étant plus sécurisant que le dehors, le moindre obstacle ayant raison de leur ténacité. Jonas n'envisage-t-il pas de raccrocher définitivement les gants après une défaite sans appel, faisant fi des espoirs que Monsieur Pierrot a mis en lui ?
Comme il aurait été facile de faire des caricatures de ces jeunes qui se perdent à force de tourner en rond dans l'enclos de leur fief ! Ils ne sont pas exactement la génération perdue chère à Gertrude Stein. Ils incarnent plutôt une génération en perdition et le spleen, comme la flemme, leur collent aux basques.
"Fumer n'était plus l'occupation, on fumait en se demandant ce qu'on allait bien pouvoir foutre. On n'était plus dehors. On s'est enfermés. On a opté pour d'autres jeux. Des jeux auxquels on peut jouer assis."
Cependant, il y a plus particulièrement chez Jonas, le narrateur, une gravité douce et sensible qui affleure sous le masque de fier-à-bras qu’il porte en présence de ses potes.
"Je ne trouve à m'affirmer qu'en affichant mes défauts."
Il est touchant, Jonas, quand il s’autorise à sortir de son rôle et qu'il laisse percer sa fragilité dans un récit second, plus doux et introspectif. Comment ne pas être émue à l’évocation de ses vacances quand il n'était encore qu'un enfant ? Comment ne pas ressentir de l’empathie quand il se retrouve à regretter de ne pouvoir nommer les essences d’arbres de la forêt ?
Ou encore :
"[…] je m'imagine avoir le même destin, un destin qui me permettrait de me rencontrer moi-même, sans les autres, qui ne constituent plus qu'un miroir déformant. Seul sur une île je n'aurais personne à qui me comparer. Et je pourrais travailler à ma survie, pour ne plus avoir à me demander si je vis bien. Heureusement j'en ai trouvé qui me ressemblent. On se soutient dans cet exil. Tous solidaires, ensemble. Tous à vouloir sortir du rang pour se retrouver enfin seuls, et tenter de comprendre ce qu'on est censés faire avec ça."
Malheureusement, cette douceur dit la passivité de Jonas englué dans une torpeur paralysante et culpabilisante.
"Réussir, c’est trahir."
Il y a des phrases qui ne paient pas de mine et qui, pourtant, font plus de dégâts qu’un uppercut :
"Je crois bien que c’est lui qui m’a appris que le seul chemin vers le bonheur c’était la résignation, pas honteuse, mais clairvoyante."
Alors, j’ai eu envie de le secouer pour qu'il ose se faire confiance, de lui botter le derrière pour le faire réagir, lui dont le regard est pourtant si aigu et juste, de le malmener comme lui et ses potes malmènent la langue.
Car "Fief" c'est aussi l’aventure d’une langue, une langue de combat - parfois de combat de coqs qui s'invectivent dressés sur leurs ergots. Elle est dans l'action, heurtée, brisée. Ces jeunes l'inventent, la triturent, la tordent, la dilatent à force de répétitions rassurantes, d’énumérations sans virgule pour combler la vacance de leur vie et chasser l’angoisse hors du fief. La langue comme armure face à un monde qu'ils redoutent. Avec David Lopez, la langue entre en résistance, est elle-même résistance et le lecteur, lui, ne doit pas résister (ce que j'ai hélas fait au début). Ponctuation minimale pour des phrases qui s’étirent, enflent sous le poids des descriptions et des dialogues noyés dans le corps du texte, autant de détails qui nous signalent que nous pénétrons en territoire étranger. Un peu à reculons, dans mon cas.
"Et le mec il arrive, il te tcheke et il te dit ouais, gros, bien ?"
"Je dis wesh me parle pas de ça maintenant, gros, et il fait scuse."
"Fief", c’est une somme de discours dont la discontinuité - expression même de la parole collective - offre au récit sa cohérence. Contradictoire ? Non, car la langue signe l’appartenance de ces jeunes gens à leur fief en même temps qu’elle les y enferme. Certes, on y croise le Candide de Voltaire, Barjavel, Céline, Robinson Crusoe, mais c’est Lahuiss, parti faire ses études en ville, qui les ramène avec lui. Il faut le lyrisme et la poésie des combats de boxe, le rire franc des blagues de potaches, voire le fou-rire libérateur de l'épisode de la dictée pour que le roman, laissant derrière lui la 1re centaine de pages, devienne moins fastidieux avant de s’achever, parfaitement maîtrisé.
Néanmoins, pour que je sois conquise par ce "Fief", il lui a manqué ce supplément d’âme qui aurait pu naître, par exemple, d’une relation au père plus creusée. Reste la beauté presque irréelle de la poétique du vide - je ne vois pas comment le dire autrement - que David Lopez a magnifiquement rendue.
"Je pourrais faire ça pour eux. Ça aurait du sens. Leur montrer qu'on peut se battre. Lutter pour devenir meilleur. Qu'on n'est pas prédestinés. Que le travail peut mener à la récompense. Je pourrais avoir ce rôle. Sauf que moi je voudrais être à leur place. Moi aussi je voudrais être là-haut à regarder quelqu'un le faire pour moi."
"Fief", c'est un 1er roman terriblement tendre et terriblement triste qui, sur le ton tragicomique, raconte comment, par manque d'ambition et d'espoir, il est presque trop simple de bousiller des vies qui méritaient mieux.
"Fief" est le choix de Julie Estève pour cette sélection anniversaire 5 ans des #68premieresfois.
https://www.calliope-petrichor.fr/2020/07/17/fief-david-lopez-éditions-points/
Jonas, le narrateur de »Fief », vit dans une ville moyenne française, dans une zone pavillonnaire à mi-chemin entre le quartier des tours et celui des belles maisons.
Il se laisse vivre entre ses copains qui lui ressemblent et qui sont sa vraie famille, fréquentant en dilettante les rings de boxe et sa petite copine, reproduisant fidèlement le modèle paternel, sans perspectives, sans limites, sans responsabilités ; une sorte d’Alexandre le Bienheureux du périurbain, dont la philosophie est, comme dit le livre : «Pas de plan. Pas de calendrier. Juste être».
Inutile de dire que ce n’est pas dans cet ouvrage qu’on trouvera des recettes d’ascension sociale, des exemples de sortie par le haut ou des justifications de travailler plus pour gagner plus...
A la dernière page, on se dit : ce n’est pas gai-gai, quel dommage, tout cette énergie gâchée... Oui mais, quelle langue ! Elle sonne juste et vrai et traduit à merveille les relations amicales et fraternelles de cette bande de potes qui tuent le temps entre rage, ennui, oisiveté, humour et innocence, avec leur argot, leur verlan et leurs mots venus de leurs langues d’origine, dans une scansion qui rappelle le rap, sa rage, sa fluidité et ses exagérations.
Lu dans le cadre des 68 premières fois, ce livre voyage auprès des lecteurs/lectrices engagé.e.s dans l'aventure.
Fief (sens figuré) : domaine où quelqu'un est maître.
Ils s'appellent Ixe, Poto, Untel, Virgil, Sucré, Jonas. Ils sont sortis de l'adolescence mais n'ont pas envie d'être des adultes. Entre deux âges, ils vivent là où ce n'est ni la banlieue, ni la grande ville, ni la campagne. Jouer aux cartes, fumer, s'embrouiller, s'incruster dans des fêtes où ils ne sont pas invités et fréquenter la salle de boxe où Monsieur Pierrot les entraîne. Mais la boxe, c'est comme la vie : ça fait peur. "Dans le public on est dégagé de toute responsabilité, on peut s'enthousiasmer pour un combat sans prendre en compte la détresse, la solitude du perdant. C'est confortable d'être ici. D'être spectateur." (p.228). Jonas, le narrateur, le sait bien, lui qui aurait l'étoffe d'un champion s'il s'entraînait vraiment et cessait la fumette et la bière. Mais encore faudrait-il en avoir envie ou désir. Or, prendre et donner des coups, ce n'est pas son truc, à Jonas. C'est pour cela qu'il préfère rester au bord du ring, au bord de la vie. "Dans la vie je ne vais que là où j'ai pied. La différence, c'est que dans l'eau je sais quels sont les mouvements à effectuer pour ne pas me noyer."(p.200)
Le seul domaine où ils ont l'impression d'être maîtres de leur sort, c'est le langage. Cette langue qu'ils triturent pour ne pas la subir, pour en faire leur propre code, qui exprime leur appartenance à un groupe, dresse une sorte de muraille entre eux et les autres, ceux des quartiers bourgeois, ceux de la ville, les parents, et délimite ainsi leur fief, en quelque sorte. Mais ces murs enferment autant qu'ils protègent et, à l'intérieur, le temps est différent, rythmé par les scansions du rap et la chorégraphie des gestes de reconnaissance. Le temps se répète à l'infini, comme un cercle dont on ne peut ou ne veut sortir.
Lahuiss est le seul qui parvient tant bien que mal (et pour combien de temps ?) à traverser ce rempart linguistique et à maîtriser aussi bien la langue académique que celle de ses potes. La dictée qu'il propose est, de ce point de vue, un morceau d'anthologie, un moment à la fois hilarant et désespérant. Car David Lopez se garde bien de catégoriser ses personnages. Ce serait si simple si ces jeunes hommes étaient des brutes analphabètes, barbares, violents et bornés ! C'est loin d'être le cas ! S'ils ne savent pas les exprimer dans des termes conventionnels, ils ressentent profondément les enjeux du langage dont ils s'exilent. Ils ont conscience de leur résignation et la colère de Ixe lorsque Lahuiss leur dédie une citation de L. F. Céline en témoigne : "On devient rapidement vieux, et de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi." (p.95).
Je l'ai trouvé beau-déchirant, ce premier roman porté par la poésie du réel. Pour moi, l'empathie a fonctionné à plein et, le temps d'une lecture, j'ai adopté le regard que pose Jonas sur le monde, sur le sien et sur celui qu'il ne parvient pas à faire sien. "Fief" possède cette force indéfinissable, faite de toutes les fragilités assumées et de tout ce qu'on accueille pour se préserver des combats finalement dérisoires.
«C’est un nuage qui m’accueille. Quand j’ouvre la porte je vois couler sous le plafonnier cette nappe brune, épaisse, et puis eux, qui baignent dedans. Ixe, ça ne le dérange pas qu’on fume chez lui, du moment qu’ on ne fume pas de clopes. Je le regarde, entre lui et moi c’est presque opaque. Il plane dans le brouillard. On est bien reçus chez toi, je dis. Je n’ai pas le temps d’ajouter quoi que ce soit que déjà il me pose sa question rituelle. Tu veux rouler ? Je dis oui.» Pour son premier roman, David Lopez s’est glissé dans la peau d’un jeune sans perspectives autres que la drogue, la boxe, les filles, l’alcool et les virées avec les copains. Un univers livré avec ses mots qui subliment le tragique.
Jonas retrouve ses copains Ixe, Untel, Poto, Habid et Lahuiss pour une partie de cartes. À moins que ce ne soit d’abord pour fumer joint sur joint et, aléatoirement, se saouler. Car depuis qu’il a quitté le système scolaire, tout son univers tourne autour de ces rendez-vous avec des potes tout aussi désœuvrés que lui. Dans leur petite ville, pas assez urbaine pour une banlieue et pas assez verte pour être la campagne, il ne se passe rien ou presque. Alors, ils passent le temps à se regarder le nombril, à imaginer de quoi occuper la journée qui vient. Inutile de faire des plans à long terme, si ce n’est pour imaginer un débouché à l’herbe qu’ils ont planté dans le jardin. Une ébauche de trafic que Lahuiss relativise: «on peut considérer que c’est une manière comme une autre de cultiver son jardin.» Et le voilà parti dans une exégèse du Candide de Voltaire, première belle surprise de ce roman que je ne résiste pas à vous livrer in extenso, car ce passage vous permettra aussi de vous faire une idée du style de David Lopez: «Les gars, j’vais vous la faire courte, mais Candide c’est l’histoire d’un p’tit bourge qui a grandi dans un château avec un maître qui lui apprend la philosophie et tout l’bordel t’as vu, avec comme idée principale que, en gros, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Du coup Candide t’as vu il est bien, il fait sa vie tranquillement, sauf qu’un jour il va pécho la fille du baron chez qui il vit tu vois, Cunégonde elle s’appelle. Bah ouais, on est au dix-huitième siècle ma gueule. Du coup là aussi sec il se fait tèj à coups de pompes dans l’cul et il se retrouve à la rue comme un clandé. De là le mec il va tout lui arriver : il se retrouve à faire la guerre avec des Bulgares, il va au Paraguay, carrément l’autre il découvre l’Eldorado enfin bref, le type j’te raconte même pas les galères qui lui arrivent. Ah ouais j’te jure, le gars il bute des mecs, y a un tremblement de terre, son maître il se fait pendre, il manque de crever en se faisant arnaquer par un médecin, il se fait chourave ses lovés par un prêtre, carrément, un merdier j’te jure c’est à peine croyable. J’vous dis ça en vrac, j’me rappelle pas forcément le bon ordre hein, je l’ai lu y a longtemps t’as vu. Bien plus tard donc il retrouve sa meuf, Cunégonde, sauf qu’elle a morflé vénère t’sais, parce qu’elle a eu la lèpre ou je sais plus quoi mais voilà quoi elle a une gueule toute fripée la meuf on dirait un cookie, mais t’as vu Candide c’est un bon gars alors il la renie pas. Et puis il retrouve son maître aussi, qu’est pas mort en fait, on sait pas pourquoi. Et à la fin, le mec, après avoir eu toutes les galères possibles, il se fait un potager t’as vu, et à ses yeux y a plus que ça qui compte, le reste il s’en bat les couilles. Il tire sur sa clope. Et la dernière phrase du livre c’est quand le maître en gros il arrive et il dit que la vie est bien faite parce que si Candide il avait pas vécu tout ça, alors il serait pas là aujourd’hui à faire pousser des radis, et Candide il dit c’est bien vrai tu vois, mais le plus important, c’est de cultiver son jardin.»
De la philosophie, on passe au boudoir avec la belle Wanda et la description d’une relation sexuelle comme un combat de boxe durant lequel il s’agit d’utiliser une bonne technique pour marquer des points. La boxe, la vraie, nous attend au chapitre suivant.
Construit en séquences, le roman se poursuit en effet avec le sport, cet autre point fort qui rythme la vie de Jonas et de son père. Alors que ce dernier joue au foot – et a conservé quelques beaux restes en tant qu’attaquant de pointe – son fils, comme dit, boxe. Et plutôt bien. Même si on se doute que l’alcool et la drogue ne font pas forcément bon ménage avec un physique endurant et une concentration de tous les instants. En attendant le prochain grand combat, il fait plutôt bonne figure sur le ring.
«Je prends le ring comme un terrain de jeu. C’est le meilleur moyen pour moi de conjurer ma peur. Je me sens comme un torero qui risque sa vie à la moindre passe. Prendre le parti de s’en amuser, c’est ma manière de renoncer à la peur. Sauf que le type en face n’est pas là pour jouer. Il n’est pas là pour me laisser jouer. Je ne peux jouer que contre les faibles. Pour progresser il faut se mettre en danger. Souffrir. Surmonter. Pour ça je dois me faire violence. Ça commence par oublier le jeu. Accepter la peur. Alors je me concentre. Je ne nie plus le danger. Il est là face à moi, c’est lui ou moi.»
Tour à tour drôle – la séance de dictée est un autre grand moment –sensible et sensuel – l’après-midi au bord de la piscine fait penser au film avec Delon et Romy Schneider – le roman devient dur et grave, à l’imager de ces boulettes de shit qui collent et dont on a tant de peine à se débarrasser. Bien vite le ciel bleu se couvre de nuages…
https://urlz.fr/cFFd
Lu dans le cadre des 68 premières fois. Je venais juste de terminer « Grand frère » que j’ai beaucoup aimé quand j’ai ouvert « Fief ». Ma première réaction fut le rejet, « encore un style de jeunes «.
J’ai poursuivi ma lecture et peu à peu je me suis attachée à Jonas et sa bande de copains traînant dans une zone péri-urbaine, ni la campagne, ni la ville.
Jonas ses entraînements, son entraîneur, ses combats de boxe, ses amis d’enfance avec lesquels il partage parties de cartes, joints, sorties…
Je l’ai lu jusqu’au bout tout en restant à la périphérie, je ne suis pas vraiment rentrée dedans . Ce n’est pas un livre qui m’a touché.
Voilà un Fief qui ne se conquiert pas sans mal…Il faut se frayer un passage entre les lignes drues de David Lopez, se faufiler dans les conversations sans fin de Jonas et ses potes aux surnoms sans queue ni tête, se cramponner pour tenir toute une partie de cartes ou un entraînement de boxe au rythme des échanges de mots, de tours, de joints, de coups, sans mollir, comme eux, sans respirer, comme eux, sans fuir, comme eux. On croit étouffer, on croit flancher, on croit renoncer vingt fois et puis…Et puis, soudain, le rythme s’apaise, la parole se fait plus fluide, le regard prend de la hauteur, de la tendresse aussi, parmi les prénoms insensés de cette bande de potes foutraques mais fidèles, on croit halluciner de voir se glisser le nom de Voltaire ou de Céline, on finit par comprendre qu’ils y ont toute leur place. On finit par comprendre aussi, en découvrant peu à peu la beauté et la puissance du style de David Lopez dissimulées sous les oripeaux des conversations creuses d’une bande de jeunes agaçants mais ô combien attachants, pourquoi le jury du Livre Inter avait décerné son Prix à ce premier roman au charme à conquérir en 2018.
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