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Dans la bouche des puissants, le mot « démocratie » vient qualifier nos régimes, ce qui justement nous distingue des autres, des régimes autoritaires, voire totalitaires. Le mot ici n'est pas faible, il charrie avec lui une puissance de légitimation sans égale. A force d'entendre que nous devrions nous estimer heureux de vivre en démocratie, on pourrait presque penser que le mot démocratie est la seule chose qui nous reste, la seule petite différence à laquelle se raccrocher, alors que les dites démocraties échouent, sur tous les plans. Elles échouent économiquement et socialement, avec des inégalités qui ne cessent de se creuser. Elles échouent politiquement, le pouvoir restant dans les mains d'une petite minorité de personnes. Et les démocraties libérales semblent en bonne voie pour échouer à affronter la catastrophe écologique non pas à venir, mais déjà là.
Face à ce discours de légitimation, le mot démocratie sert aussi à ceux et celles qui justement contestent l'ordre établi, au nom d'un idéal qui resterait à réaliser. Le mot démocratie vient alors qualifier non pas ce qui existe, mais un ailleurs, une utopie peut-être, en tout cas une société qui saurait s'administrer elle-même et où règneraient des rapports plus égalitaires. Le récent mouvement des Gilets jaunes s'est ainsi fait fort de dénoncer nos régimes comme étant non des démocraties, mais des oligarchies ou des aristocraties déguisées. Ils ont défendu l'idée d'une démocratie véritable, fondée sur la consultation permanente des citoyens sur tous les sujets . Certains ont même avancé, redécouvrant une institution centrale de la démocratie athénienne, la nécessité d'attribuer les positions par tirage au sort, procédure éminemment égalitaire, donc démocratique. Ce n'est ainsi rien moins qu'à une lutte des mots qu'ils se sont livrés et se livrent encore, rappelant que le mot démocratie, pris au sens fort, est à l'opposé des systèmes que les puissants de l'heure qualifient de démocraties. L'appel à une démocratie authentique, c'est-à-dire directe, totale et permanente, reste certes minoritaire, et de peu de poids face aux discours de légitimation du système. Mais il vient dénoncer sur la place publique le mensonge permanent que constitue l'usage dominant - c'est-à-dire l'usage des dominants - du mot démocratie.
Pour faire triompher la démocratie, la vraie, ne faudrait-il pas dénoncer sans relâche ce régime qui se prétend démocratique et redonner son vrai sens au mot ? Le problème est justement que le mot est faible. Si nos régimes tiennent, ce n'est pas seulement parce qu'ils serviraient des mots trompeurs à des masses abruties. Ils ont avec eux toute la puissance de l'institution qui insère le mot démocratie dans un système de significations et de pratiques qui le nourrit en lui donnant un signifié dense - fait de campagnes électorales, de votes, de manifestations, de débats, de multiples occasions d'engagements, de participation et conflits qui ont fait incorporer aux citoyens le sens commun du mot démocratie, fût-il trompeur. Et pourtant, le plus frappant, c'est que même avec tout cela, avec un tel contrôle sur les esprits et sur les corps, nos régimes ne réussissent pas à véritablement emporter l'adhésion, le niveau de défiance vis-à-vis des institutions, et en particulier des dirigeants, atteignant sans cesse de nouveaux records. Plus grand monde ne croit au discours des démocraties sur elles-mêmes, et pourtant elles tiennent - c'est donc que la dénonciation du mensonge que constitue l'usage dominant du mot démocratie est loin d'être suffisant. Retrouver la force du mot nécessite alors d'aller au-delà de l'opposition entre mensonge et vérité, pour mettre en lumière les différents plans sur lesquels se joue le combat autour de la démocratie entre les puissants et le peuple, et de saisir sur chacun de ces plans les coordonnées de ce combat. S'il y a des raisons de déconstruire l'usage que les puissants font du mot démocratie, ce n'est pas seulement parce qu'il est trompeur, mais aussi et surtout parce qu'il vient masquer ce qui fait démocratie dans nos régimes : ce que les dominés d'hier et d'aujourd'hui, par leurs luttes comme par leurs inventions, nourrie de leur sens de la démocratie, y ont imposé.
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