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Couchée sur l'herbe dans sa robe bleue, Alice Bienaimé est sous le choc. Son père vient de la gifler. Sans penser à mal, dans l'euphorie d'une fin d'après-midi dansante, elle s'était mise à onduler, comme envahie par la force obscure d'autres rythmes. La culture populaire n'a pas droit de cité dans la stricte éducation donnée à la jeune fille de treize ans par sa famille petite-bourgeoise de Port-au-Prince, qui a fait tant d'efforts pour s'arracher à ses origines paysannes et à son ascendance africaine. Cette scène de 1942 sera fondatrice dans la vie d'Alice.
Yanick Lahens, dans ce percutant premier roman de formation, annonciateur des leitmotivs de son ouvre à venir, raconte l'enfance apparemment sans histoire d'une gamine que rien ne destinait à sortir du rang pour mener une carrière de danseuse. Même si, toute petite, le territoire chatoyant de la servante, Man Bo, dans l'arrière-cour de la maison, l'attirait bien plus que l'école.
Yanick Lahens, écrivaine haïtienne, nous parle d'un langage que son héroïne embrassera, corps et âme, pour apprendre, pour vivre son identité et toute sa liberté : la danse. Danser pour survivre, pour ne pas laisser la mort gagner la partie.
« l'indicible ce « en de-çà de l'écrit ». Ainsi naîtra de cette bi langue, neuvième conscience des mots : l'ainsité, le tout de la Parole, son universalité. » comme l'écrit Patrick Chamoiseau.
Le mot, le geste, la main, le pied, la danse comme une bouche plantaire.
La castration identitaire et culturelle d'un peuple est dévastateur.
Haiti, la perle des Antilles, qui devint en 1804 la première République indépendante de population majoritairement noire, occupée de 1915 à 1934 par les Usa, dans les mains des Duvalier , dictateurs de père en fils, de 1957 à 1986. Haïti est fracturée. Fracturée dans son sol, fracturée dans sa mémoire. Pourquoi Haïti a-t-elle mis tant de temps à prendre entièrement conscience d'elle même ?
Plus de 80 % des haïtiens ont des origines africaines, descendants d'esclaves, majoritairement originaires du Bénin.
75 % de la population haÎtienne vit en dessous du seuil de pauvreté. Une « élite » politique, économique, marchande a totalement coupé les liens avec ses racines. Penser blanc, vivre blanc, étudier blanc, porter blanc, chanter blanc, voilà les fantômes culturels d'Haïti. Voilà les stigmates d'un colonialisme esclavagiste non expurgé.
Alice est haïtienne, enfant de la bourgeoisie de Port au Prince. Éduquée, cultivée. Mais ordre est communément admis de ne pas se mélanger, de ne pas se confondre avec le peuple haïtien, avec la culture des ancêtres. Deux Haïti se côtoie, l'une riche, l'autre pauvre. L'une de parquet et de pelouse entretenue l'autre des arrières cours et de la terre battue. Haïti la catholique, Haïti la vaudouiste.
Facture sociale profonde et injuste qui n'a de cesse de rejeter une identité commune. La parole commune. Cette lave qui sans cesse remonte dans les âmes, provoque transes et souvent torrents de colère et qui ressurgit.
Le traumatisme n'a pas été exprimé, expulsé. le refus de soi, la haine même de ses propres origines, le retournement de la violence à l'intérieur d'un groupe afin d'expulser une souffrance qui ne peut se faire entendre, à travers ses romans, Toni Morrison a su nous le faire comprendre .
Alors comment aujourd'hui réduire toutes les fractures d'Haïti ?
Il est temps pour Haïti de se regrouper, de sortir du groupe des vaincus.
De ne plus parler d'exil, mais de retour.
Les intellectuels haïtiens sont et seront ceux qui n'ayant jamais perdu la parole, permettront à Haïti de retrouver sa mémoire à travers son langage. Langage de terre, d'odeurs, de verbe, d'algues, de plage, d'océan, de poussière, de larmes, de chair, d'esprit, d'ancêtres, de couleurs, de musicalité, d'oralité, de poésie. Cette « oraliture » dont nous parle Chamoiseau. La multitude de ses langages que contient son corps. Cette langue commune dans laquelle la beauté offre « consolance » à la blessure.
« "entre les mots et le moi
un mince fil les sépare
un mince fil de salive
reliant pont de parole
au moteur d'une barque
pour mieux prendre le large » ecrit le poète James Noël.
Yanick Lahens nous parle du peuple haïtien, de son merveilleux multiculturalisme, elle nous écrit d'un retour dans la maison du père.
Très belle écriture que celle de Yanick Lahens.
Un roman d'apprentissage de bonne facture ! Mais également des images de Haiti dans les années 40. Un pays en devenir où les noirs ne sont plus tous pauvres, où certains d’entre eux ont honte de la couleur de leur peau. Un pays où la danse, les pratiques ésotériques, la chaleur du climat, l’âpreté des hommes sont les ferments de la vie de tout un peuple. Une enfant, Alice, découvre tout cela ainsi que les joies de l’éducation bourgeoise (à la française). Elle prend conscience que son pays et sa culture sont occultés par des références (des valeurs) européennes. Et les journées de la révolution de 1945-46 sont décrites avec sobriété… Enfin, ce petit livre pose la question de la place de la femme dans cette société. Et comment résister ??? Je suis plutôt conquis par cette écriture rythmée, riche en images, qui me donne envie de découvrir d’autres auteurs des Antilles…
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