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Il semble en effet que les transformations du travail et de l'emploi aient lors des dernières décennies contribué à rendre le travail insoutenable pour de nombreuses catégories de travailleur·ses. Depuis les années 1980, le modèle de production tayloriste-fordiste qui s'était imposé à partir de l'après-guerre, a progressivement été renouvelé - en premier lieu dans le secteur industriel - par des processus de rationalisation guidés par la mondialisation et la financiarisation économiques. Toyotisme , production à « flux-tendu » ou en « juste-à-temps », « fluidité industrielle » modèle « liquide » fondé sur l' « organisation par projet » sont autant de concepts qui visent à caractériser l'originalité et la spécificité des nouvelles variantes organisationnelles ; ils trouvent leur point de convergence dans le fait que celles-ci contribuent chacune à intensifier le travail. Les formes d'encadrement des salarié.es ont évolué de manière concomitante afin de les adapter aux contraintes de rythme et de normalisation de la production : le « management de la performance » s'accompagne ainsi d'une individualisation du travail et d'une mobilisation subjective de la main d'oeuvre. Des transformations tout aussi importantes, et solidaires de celles qui affectent l'activité stricto sensu, ont été appliquées à l'emploi pour optimiser son usage selon une logique de rentabilité : recrudescence des contrats précaires, flexibilisation, généralisation du modèle « coeur-périphérie » conjointe au développement de la sous-traitance au sein d'entreprises en réseau, et promotion de l'auto-entrepreneuriat. Ces diverses logiques de précarisation ont affaibli les protections de l'emploi et morcelé les collectifs de travail, exposant davantage les salarié.es aux risques professionnels de santé - notamment mentale. En résumé, la combinaison des diverses caractéristiques ainsi énumérées - entre des exigences, des contrôles et des incertitudes en hausse - contribue à accroître les pénibilités tant psychiques que physiques du travail dans les organisations contemporaines, avec une intensité variable selon les secteurs et les métiers, mais en épargnant peu voire aucun. Cette analyse est corroborée par le constat effectué par Maëlezig Bigi et Dominique Méda, à partir de données tirées d'enquêtes statistiques internationales, d'une insatisfaction relative aux situations de travail plus forte en France en comparaison avec d'autres pays européens corrélée à des niveaux plus élevés des indicateurs de risques de santé. La « grande démission » observée à l'issue de la crise sanitaire traduit ainsi, non pas une dépriorisation de la vie et de la carrière professionnelle chez les actifs français après la parenthèse des confinements, mais en premier lieu le rejet de conditions de travail jugées trop pénibles. En 2019, plus d'un tiers des salarié.es (37%) déclaraient déjà en effet ne pas pouvoir tenir à leur poste de travail jusqu'à la retraite. Au-delà de la dimension pathogène du travail contemporain, bien documentée lors des vingt dernières années, des recherches sociologiques adoptent une perspective longitudinale et processuelle pour étudier sa soutenabilité. Nicolas Roux applique ainsi cette démarche à l'analyse de deux groupes professionnels assujettis à une discontinuité de l'emploi, les saisonniers agricoles et les intermittents du spectacle ; cette comparaison permet de souligner des facteurs de soutenabilité et des stratégies d'autonomie différenciés en lien avec le niveau de qualification de l'activité et l'origine sociale des individus. Davantage qu'une simple projection de la pénibilité sur un horizon temporel, le travail soutenable, conçu comme non pathogène et créateur de durée, pourrait nourrir un nouveau paradigme de la prévention fondé sur la transmission au-delà de la réparation et la compensation. 2. Des luttes syndicales qui se construisent En réponse à cette montée de la pénibilité physique et mentale du travail, les syndicats renforcent leurs actions dans ce domaine longtemps éclipsé par les revendications sur l'emploi et le salaire et marqué par des périodes « de visibilité et de reflux » . La création en 1982 des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a marqué un tournant important dans cette dynamique par l'instauration, dans les lieux de travail, d'un nouvel espace où les questions d'organisation et de conditions de travail peuvent être débattues et négociées. Malgré une couverture insuffisante et des moyens souvent limités , les CHSCT ont constitué un espace central dans la construction des savoirs militants en matière de prévention des risques professionnels. Les syndicalistes ont pu y acquérir, non sans certaines formes de réappropriation , des savoirs théoriques issus du champ scientifique, par le biais d'experts variés, mobilisés à leurs côtés au sein des CHSCT , dans le cadre d'observatoires ou des missions d'expertise qui n'ont cessé de se développer depuis l'introduction de ce droit en 1991 et la mise en place de l'agrément ministériel des cabinets en 1994 . Les actions de formation des représentants des salariés au sein des instances ont également alimenté cette « montée en compétences », quoi que dans des orientations variées, selon que les formations se réfèrent au modèle de prévention des risques professionnels « juridico-technique », « ergonomique » ou « syndical » . Outre la progression des enjeux de santé au sein des instances, la plupart des organisations intensifient leur engagement, à partir des années 2000, dans des pratiques militantes novatrices sur ces questions, à des échelles et sous des formats très différents. Entre 2004 et 2006, par exemple, la CFDT déploie une recherche-action sur « le travail intenable » ; la CGT lance de son coÌ,teÌ' en 2007 la recherche-action « PreÌ'venir les risques psychosociaux » dans l'industrie automobile qui alimentera la « démarche travail » déployée au niveau de la confédération ; la CFE-CGC met en place un baromeÌeurostre du stress afin de sonder chaque anneÌ'e plusieurs dizaines de milliers de cadres sur leurs conditions de travail ; le SNES deÌ'ploie des formations-action sur le travail des enseignants entre 2001 et 2012 ; l'UGICT-CGT meÌeurosne une campagne aÌeuros partir de 2014 « Pour le droit aÌeuros la deÌ'connexion et la reÌ'duction effective du temps de travail » ; tandis que d'autres syndicats comme les SUD progressent sur la scène juridique, jusqu'à obtenir des avancées historiques, comme la reconnaissance par le droit de la catégorie de « harcèlement moral institutionnel » dans l'affaire des suicides de France Télécom . Même si ces actions ne débouchent pas systématiquement sur des victoires (amendements ou retrait de projets de réorganisations, mises en place d'organisations alternatives du travail), elles représentent des contre-pouvoirs à l'hégémonie patronale en matière d'organisation du travail, et constituent des rappels à l'ordre et à la loi, susceptibles de dissuader un certain nombre de directions de mener tambour battant leurs projets de modernisation des entreprises et des organisations. Suite à un colloque organisé en 2014, un premier ouvrage collectif mettait en lumière la progression de ces dynamiques à l'oeuvre dans le champ syndical pour s'emparer de ces enjeux de santé au travail. Dix ans après, qu'en reste-t-il ? Même si certaines de ces initiatives demeurent, ici et là, sous des formes très hétérogènes selon les organisations, les secteurs et les configurations locales, force est de constater que toute une série de réformes sont venues déstabiliser cette dynamique.
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