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Imaginez un peu l’histoire des Misérables si Cosette avait été égoïste, cruelle et protégée, en guise de Valjean, par un agent secret dont le talent principal était l’assassinat de masse.
C’est cette histoire, à peine romancée, que raconte Lucien Bodard, celle de Jiang Qing, la veuve de Mao qui rêva de lui succéder, qui tenta un coup d’Etat pour ce faire, et dont l’histoire retient essentiellement son rôle central, à la tête de la Bande des Quatre, dans le déchaînement de la violence et des persécutions pendant la Révolution culturelle.
Elle était née Shumeng, c’est-à-dire « Pure et Simple », ce qui ne s’invente pas et comme le personnage de Cosette, elle eut une enfance misérable. Son Jean Valjean se nommait Kang Sheng, membre clandestin du Parti communiste dès les années vingt. Il était spécialisé dans les coups tordus, les assassinats tout particulièrement ; il fut son amant et son protecteur jusque dans les instances dirigeantes du PC chinois où il la présenta à Mao. Rebaptisée Yun He (Grue des Nuages, ça ne s’invente pas non plus), puis Lan Ping (Pomme Bleue) lors de son séjour à Shanghaï, son ascension culmina lorsqu’elle prit la place et les prérogatives, dans le lit de Mao, de He Zhizen l’épouse (la troisième) de l’époque.
On croirait, tant elle semble justifier les deux qualificatifs, que le terme de « vipère lubrique » utilisé pour la première fois en 1935 lors des tristement célèbres procès de Moscou avait été créé pour celle que Simon Leys (Ombres Chinoises) décrivait sans complaisance ainsi : « Par elle-même, elle n'était rien, qu'une actrice ratée et une « demi-mondaine », à peine éduquée, dépourvue d'intelligence et de talent...; Témoin la fin lamentable de sa carrière qui sombra avant d'avoir pris son vrai départ ».
Mais, comme on dit souvent, on ne fait de bons romans qu’avec des personnages qui ont oublié d’être lisses. Lucien Bodard déploie ici sa connaissance de la Chine et le talent qui lui a valu tant de récompenses (Goncourt, Interallié) pour brosser un récit d’aventures où l’on ne s’ennuie jamais. Cette brillante fresque historique fait revivre la Chine encore médiévale de la première partie du XXème siècle, dresse le bilan sans concession des horreurs perpétrées par l’armée japonaise et du funeste mercantilisme européen dont l’épicentre se trouvait à Shanghaï, tout particulièrement dans la Concession française. Il retrace aussi les luttes, souvent sournoises et souterraines, entre Nationalistes et Communistes. Des massacres de Shanghaï et Nankin, aux méandres de la Longue Marche, l’histoire tragique et furieuse de la Chine défile. Compromissions, collusions, trahisons, exécutions, soulèvements, répressions, retournements d’alliance jalonnent aussi la lente progression des communistes chinois vers la prise du pouvoir dont, paradoxalement, les Japonais auront été les auxiliaires les plus efficaces. Tout est remarquablement décrit, avec la richesse de la langue et la profusion de détails qui rendent le récit tellement vivant, la stratégie à long terme de Mao aussi bien que les performances sexuelles de Pomme Bleue.
Le destin de Jiang Qing est assurément un des plus extraordinaires du vingtième siècle, Lucien Bodard était certainement un des mieux placés pour faire de la vie de cette terrible mante religieuse un roman passionnant.
Après Monsieur le consul puis Le fils du consul voici le troisième volet de la trilogie des souvenirs d’enfance de Lucien Bodard. C’est toujours aussi fascinant et les pages tournent toujours très vite.
On avait laissé Lucien s’embarquer pour la France en compagnie d’Anne-Marie sa mère adorée. Le consul a bel et bien été abandonné à ses « chinoiseries » avec la noble mission de gagner de quoi entretenir (plutôt bien) sa famille parce qu’il faut bien que Lucien reçoive enfin une éducation française. Lucien est heureux car il n’a plus à partager sa mère avec son père.
Il va lui falloir très vite déchanter, le pensionnat l’attend avec son isolement et ses brimades. Celui qui n’a pas connu vers son dixième anniversaire la déchirure de la séparation et de la plongée dans ce monde impitoyablement carcéral trouvera, sans doute, que comme lui dit sa mère « il est temps de devenir un grand garçon », mais celui y a goûté ne peut que reconnaître, magnifiquement dépeintes, ses propres angoisses enfantines.
La description de la dernière journée passée auprès de sa mère est saisissante tant elle est gâchée par le sentiment du temps inexorable qui s’écoule avant la séparation si redoutée et l’attitude plus que froide de la mère qui «… livre le veau qu’on va mener à l’abattoir ».
Lucien n’a pas de chance, Anne Marie a des projets plus exaltants que de tenir sa promesse « Dis Maman, tu viendras souvent à l’école ? Chaque dimanche ? Oui, oui, je viendrai souvent. (Elle) répond avec son sourire prometteur, celui qui ment ». Il l’attend, il l’espère, il la guette, elle ne vient pas.
Dimanches cruels, dimanches perdus…
Les grandes vacances vont lui offrir la joie de retrouver sa mère mais aussi de comprendre que son éducation française n’était qu’un prétexte pour elle; son véritable but était de laisser derrière elle Albert qu’elle n’aime pas et débuter la vie mondaine à laquelle elle aspire dans l’ombre du protecteur de son mari, haut fonctionnaire du quai d’Orsay. Lucien le comprend rapidement. De nouveau, un rival !
On lit avec beaucoup de plaisir les aventures du petit Lucien, spectateur inquiet des réceptions que sa mère aime tant (« Elle est heureuse, mais est-ce que je fais partie de son bonheur ? ») ou joueur talentueux de mah-jong. On découvre, qu’au lendemain de la grande guerre victorieuse, le rédacteur du traité de Versailles et maître à penser des Affaires Etrangères est décidé à ménager l’Allemagne vaincue pour éviter une nouvelle hécatombe.
Et puis un jour, arrivent deux lettres à entête du consulat de France à Chengdu. Une pour Lucien et l’autre pour sa mère « les pages sont innombrables, c’est un vrai roman fleuve qu’Albert a envoyé. Anne-Marie est mécontente dès la première page,…elle froisse nerveusement la feuille (et) en fait une boule qu’elle jette. (Elle) a achevé la lettre éparpillée dans sa chambre en boulettes froissées. »
Bien sûr, Lucien finira par lire ce qu’il ne devait pas lire et le lecteur stupéfait partage sa découverte du naufrage jusqu’à présent silencieux et mystérieux du mariage de ses parents (« dont (il) souhaite la désunion tout en la craignant »). Les masques tombent et les secrets sont livrés.
Impossible, rendu à ce point du roman de ne pas le terminer d’une traite même si la nuit est déjà trop avancée. On dormira mieux demain. Difficile également de ne pas prendre parti pour l’un des conjoints, ce qu’a déjà fait Lucien à sa manière : « D’abord je dois m’occuper d’Albert. On dirait qu’elle va lui régler son compte. Elle a son petit sourire qui en dit long. Elle dirige sa guerre contre mon père. Cela l’amuse au point qu’elle ne se sent même pas humiliée d’avoir à se servir de ses charmes. Sale Anne Marie, je l’aime… »
Nul doute que ces trente pages consacrées à la lettre d’Albert aient pesé très lourd, en 1981, dans la décision du jury Goncourt de couronner « Anne Marie ». Choix judicieux car elles sont fascinantes.
Après Monsieur le consul qui lui avait valu le prix Interallié, Lucien Bodard poursuit le récit de ses souvenirs d’enfance. C’est toujours aussi fascinant, les pages tournent comme dans un bon roman policier et tout est passionnant : la Chine et les Chinois, aussi bien que les Bodard et leurs rapports familiaux.
C’est un peu comme si Hervé Bazin avait été invité par Alexandre Dumas à rentrer dans un de ses romans.
Albert, le père, est toujours consul mais la famille a quitté Chendgu pour s’installer à Yunan Fu (Kunming aujourd’hui) la capitale du Yunnan, province frontalière de l’Indochine.
Il rêve toujours de mener à bien la prolongation jusqu’à Chengdu du chemin de fer qui relie Hanoï à Kunming. Nous sommes en 1925 et si les Seigneurs de la guerre sont toujours là, de plus en plus nombreux, toujours aussi avides et sanguinaires, on commence à parler de Sun Yat-sen, de prolétariat, de syndicats et de commissaires politiques. Tchang Kaï-chek est à cette époque « pour tous les Blancs…l’incarnation du bolchevique sauvage ». Mais, dans la Chine éternelle, tout est fugace et les renversements de rôles sont courants et parfois prévus longtemps avant comme le confiera à Albert le consul de Grande-Bretagne, éminent membre de l’Intelligence Service.
La misère et l’horreur quotidienne sont toujours là : «Dans la Chine des campagnes, le respect des anciens c’était souvent une blague, en cas de disette ils mourraient vite» ; Lucien reçoit de son père une gifle « jamais oubliée, jamais pardonnée », sa mère Anne-Marie parée pour une fête somptueuse veut « mourir belle. Vous le savez bien, la mort est sur nous. A chaque instant nous pouvons être égorgés ». Les Seigneurs de la guerre continuent de s’entretuer jusqu’à la victoire du protégé d’Albert. Tous les membres des états-majors rivaux sont décapités, seul un obscur colonel du nom de Chou-teh parvient à s’échapper. Ironie de l’Histoire, c’est ce Chou-teh qui, dix ans plus tard devenu communiste par opportunisme, unira ses maigres forces à celles d’un certain Mao pour lui permettre de résister à l’anéantissement qui lui était alors promis.
La famille Bodard se rend, à l’invitation du gouverneur de l’Indochine, à Hanoï et découvre la « belle vie » de la haute société coloniale. Anne-Marie est courtisée, Albert profite de quelques bonnes fortunes et Lucien accompagne le gouverneur en tournée d’inspection. Le chemin de fer ne sera jamais prolongé, Albert navigue encore avec brio dans son panier de crabes du Yunnan; il gagne l’estime et le soutien du gouverneur, bien aidé par la beauté et le charme d’Anne-Marie, laquelle se montre beaucoup plus attentive, presque charmante vis-à-vis de son époux. Lucien a dix ans, sa mère décide que l’heure est venue pour lui de découvrir la France et d’y entamer de solides études. La famille va rentrer ? Albert ne peut pas car le Quai d’Orsay ne lui a pas trouvé de successeur digne de confiance. La mort dans l’âme et la larme à l’œil, il va devoir laisser la mère et l’enfant rentrer seuls.
« Le paquebot manœuvre pour s’écarter du quai où s’agitent des centaines de mouchoirs, mais le plus large, celui qui remue le plus longtemps c’est celui de monsieur le consul. Anne-Marie et moi sur le pont supérieur du navire nous lui répondons, mais avec des gestes beaucoup plus mesurés. Anne-Marie a ses traits nets et l’œil luisant. Enfin elle se détourne et je la suis. Nous sommes libres »
Dernière phrase terrible qui annonce le dernier volet de la trilogie intitulé « Anne-Marie », lequel sera couronné du Goncourt…
Un très grand livre écrit par un grand écrivain qui livre ses souvenirs d’enfance lorsqu’il avait une dizaine d’années. Pas n’importe quel enfant, pas n’importe où et pas n’importe quels souvenirs ! Lucien Bodard était, dans les années 20, le fils du consul de France à Chengdu, capitale du Sichuan (à l’époque on disait Sseu Tchouan). Il dresse un portrait parfois tendre mais souvent sans concession de ses parents et nous fait découvrir une Chine terrible et fascinante.
Rien ne nous est épargné de la misère, de la cruauté, des cataclysmes climatiques ou des incendies qui ravagent périodiquement la cité parce qu’un des seigneurs de la guerre en a décidé ainsi.
Le consul a l’ambition ultime de désenclaver le Sichuan en prolongeant jusqu’à Chengdu la ligne de chemin de fer qui reliait Hanoï à Kunming depuis 1910. Une manière de détourner les échanges par bateau qui descendaient et remontaient le Yang Tsé Kiang vers Shanghaï dominée par les Anglais. Une manière de se mettre en valeur et d’obtenir le poste d’ambassadeur qu’il mérite.
Les embuches sont nombreuses ; les évidentes qui viennent des consuls anglais ou japonais, des seigneurs de la guerre (ceux du Sichuan affrontant ceux du Yunan, ceux du Yunan qui se méfient les uns les autres), des sociétés secrètes mafieuses et les plus inattendues car venant de compatriotes affairistes, sans scrupules et prêts à tout y compris à menacer physiquement le consul et sa famille (« l’enfant est-il en danger ? » demande sa mère). Tout le monde veut faire main basse sur l’opium, les affairistes pour « faire du fric », les sociétés étrangères pour « faire des affaires », les puissances coloniales pour augmenter leur influence et les seigneurs de la guerre pour acheter des armes qui leur permettraient de liquider tous les autres.
On apprend comment s’est créé puis développé Shanghai, d’abord le Bund des Anglais puis la concession française. Comment la concession a été pacifiée avec le concours de la « bande bleue », on pense alors à « Tintin et le lotus bleu » pour réaliser que les fleurs de lotus ne sont pas bleues. On voit défiler le gouverneur de l’Indochine française en visite officielle, trop bien marié à une jeunesse qui lui rend trente ans et un appétit qu’il n’a plus. On assiste aux négociations, tractations et organisations de coups bas de toutes sortes ; on suit le gamin qui circule librement dans la ville chinoise, uniquement accompagné d’un soldat lépreux chargé de l’escorter; il voit tout et comprend tout « Je pense à la vie de petit seigneur que j’ai eue…Dans ce Sseu Tchouan tout au cours de mon enfance, j’ai reçu mon éducation de la cruauté. Cela se déroulait au milieu de la gaité chinoise, cette formidable capacité de jouir quand les autres crèvent».
Le consul et son épouse sont magnifiques sur la photo officielle de 14 juillet mais leur fils nous les dépeint aussi dans leur intimité et leurs affrontements et c’est nettement plus intéressant.
On est souvent saisi d’horreur pour dix pages plus loin éclater de rire : par exemple au récit d’une fin de banquet qui a mal tourné pour un officier anglais « c’est ainsi qu’est tombé le costaud, victime du devoir, de sa trop grande participation à la politique de l’entrain, faite pour le service de sa Majesté. Le type revient rapidement à lui. Ses premières paroles sont héroïques : encore du champagne. »
La langue est superbe, facile à lire et ce roman magistral se dévore en quelques heures jusqu’au dernier paragraphe qui ne l’est pas moins :
« J’avais découvert la tristesse. Il me semblait que le consulat avait été atteint de pourriture, tout me paraissait affreux : ces Seigneurs de la guerre, ce Dumont, cette Chine. Pour la première fois de ma vie j’avais jugé mes parents. J’avais discerné la vanité bête de mon père, l’orgueil détraqué de ma mère. Tous deux étaient comme des fétus face à un destin qui allait les écraser. Moi, j’étais déchiré car je devenais semblable à eux : je n’étais pas un vrai Chinois, mais un bâtard moral, un gosse hybride qui allait, avec eux, être entrainé dans ces cupidités dangereuses ; celles où il y avait le chemin de fer, les combines et sans doute le désastre au bout ».
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