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Pourquoi ai-je dû attendre l'âge que j'ai - et je ne suis plus toute jeune ! - pour découvrir Édith Thomas ? Pourquoi, au hasard de mes lectures, n'ai-je jamais entendu parler de cette femme hors du commun ?
Très engagée dans la Résistance, féministe et d'une exigence morale exceptionnelle - appelle-t-on cela de la droiture, de l'intégrité ou de la rigueur ?- elle eut beaucoup de succès en son temps. Entre 1933 et 1970, elle écrivit beaucoup : articles de presse, conférences, essais historiques, journaux intimes, mémoires, romans (écrire, pour elle, est « une nécessité organique ».) Après sa mort, elle sombra dans l'oubli.
Pourquoi ? Difficile de comprendre !
Non seulement, j'ai découvert une œuvre (et quelle œuvre!) mais j'ai aussi rencontré quelqu'un dont la lucidité et son corollaire, le désenchantement, m'ont beaucoup touchée.
Je tiens Le jeu d'échecs comme un roman majeur que l'on devrait élever au rang de classique, et je ne peux que remercier les éditions Viviane Hamy de m'avoir permis cette rencontre qui n'aurait jamais eu lieu sans la publication de ce roman.
Celui-ci, écrit neuf mois avant la mort de l'auteur, à 61 ans, est publié chez Grasset en 1970. Le succès est immédiat, il faut dire que l'écriture est d'une telle beauté que le texte ne peut que s'imposer immédiatement.
Mais ce qui frappe avant tout, outre cette écriture, c'est le ton de ce roman que l'on sait en grande partie autobiographique : j'employais tout à l'heure le mot « désenchanté », oui, c'est cela, un texte sans illusions et d'une telle lucidité sur soi-même et sur l'existence que l'on imagine aisément toute la souffrance qui en découle, la vie apparaissant, pour la narratrice, comme un fardeau plus ou moins lourd à porter selon les périodes mais dont le poids se fait, de toute façon, toujours sentir.
Dans ce roman, Aude, la narratrice, s'adresse à un homme qu'elle a rencontré et qu'elle a aimé. On peut penser que si elle a eu d'autres amours dans sa vie, ce fut pour compenser la non-réciprocité de ce sentiment intense qu'elle a ressenti pour cet homme et aussi bien peut-on conjuguer ce verbe au présent. Alors, elle s'adresse à lui et lui explique. Aude est une femme sincère, honnête avec elle même, incapable de se bercer d'illusions ou de se perdre dans ses rêves. Elle se connaît, connaît les gens et sa lucidité, au fond, est une arme qui se retourne à tout moment contre elle, au risque même, à certains moments, de la tuer. « Je m'efforce toujours d'entrer dans le jeu de l'autre et de me regarder du dehors avec les yeux d'autrui : telle que je suis et non telle que je voudrais être. »
Comment vivre au quotidien avec cette vérité, cette sincérité sur soi-même ?
Elle le sait, Stevan est perdu à jamais pour elle. « … je sais que rien, ni personne, ne peut plus m'aider du dehors, que rien du dehors ne viendra jamais plus jusqu'à moi. Le mur est maintenant sans fissure. »
La désillusion n'empêche pas la présence de « fragments » de souvenirs, moments uniques et fugaces passés auprès de lui, instants teintés de tristesse et de mélancolie. Les pages évoquant ces rencontres assez rares et dont la narratrice sait qu'elles sont sans lendemain apparaissent comme d'une pure beauté et je ne me lasse pas de les relire…
Comment espérer ce que l'on sait au fond impossible ? Comment ne pas rechercher alors, pour se protéger, une forme de « détachement sans aigreur, une indifférence sans mélancolie » pour enfin accéder à un certain « apaisement ». Faire en sorte d' « être » le moins possible, s'oublier dans le travail, l'étude, ne plus sortir.
Évidemment, le lecteur s'interroge sur cet homme, Stevan, communiste comme Aude, et qui, à demi-mot avoue être « enfin libéré d'une ancienne liaison... »
Quelle terrible souffrance traîne -t- il comme un poids mort l'empêchant d'avancer ?
C'est la rencontre avec une femme, Claude, qui va permettre à Aude de tenter d'exister de nouveau malgré une époque terrible qu'il lui faudra traverser, celle de la Seconde Guerre, du nazisme, du fascisme, des bombes atomiques, bref, de la folie humaine. « C'est à Claude que je dois d'avoir pu reprendre pied dans ce monde absurde », confie Aude.
Comment supporter l'insupportable ?
Les journaux intimes d'Édith Thomas regorgent de pages sur cette période : on la sent touchée au coeur, meurtrie au plus profond de son être, tentant d'agir comme elle peut en tant que Résistante. Elle fut d'ailleurs une des premières à participer au Comité national des écrivains, organisant des réunions chez elle. Elle collabora à des journaux liés à la Résistance, publia des textes aux Éditions de Minuit, créées, on le sait, de façon clandestine par Jean Bruller, autrement dit, Vercors. Elle organise, chez elle, des réunions du Conseil National de la Résistance, ira rejoindre le maquis.
Revenons à Aude…
« Que me restait-il entre le néant de ma vie personnelle, l'horreur du monde et l'absence de Dieu ? » La sincérité de la déclaration, l'absence encore une fois d'illusions m'interpellent, comme on dit. Il y a quelque chose de viscéral dans la façon dont l'auteure à travers son personnage vit son époque et son rapport au monde. Il y a du Meursault chez Aude, du Camus chez É.Thomas dans ce sentiment profond d'absurdité qui est le leur et qui constitue la matière même de leur existence.
« J'avais perdu Claude et je n'avais jamais atteint Stevan. Le travail d'archéologie que je faisais pour gagner ma vie n'était pas un but, mais le moyen de vivre une vie sans but. Je me moquais éperdument des chapiteaux de romans.
Mes collègues du musée m'ennuyaient. Mes amis m'étaient indifférents. Aller au cinéma ou au théâtre m'ennuyait autant que de tricoter, de lire des romans ou de ne rien faire. Tout était en somme égal, et égal à zéro. »
Terrible lucidité dans l'analyse que quiconque s'empêcherait de faire pour se protéger du néant. Aude a le courage (mais a-t-elle le choix?) de sa clairvoyance, de son discernement, de son analyse, sans illusions, d'elle-même. Elle semble marcher sans cesse sur un fil, au risque, à tout moment, de chuter. Aude est archéologue de métier (Édith était archiviste paléographe) : elle semble s'observer elle-même, classant, analysant ses sentiments, ses émotions avec la rigueur d'une scientifique, ce qui la conduit à un bilan pour le moins désespéré, s'il en est.
Ce qui fascine chez Aude, c'est aussi la modernité de sa pensée. Est-elle féministe ? Oui, elle l'est assurément et remet en cause ce que l'on assigne aux femmes, la place où la société leur demande de se tenir : « je n'ai jamais accepté d'être une femme, ou plutôt je me suis toujours révoltée contre l'idée qu'on m'en proposait. L' « éternel féminin » me semblait ridicule, une invention masculine fabriquée au cours des siècles par les hommes et pour eux. », « Une femme n'est-elle jamais qu'un reflet qui change au gré de l'homme qu'elle rencontre ? » Mais cela va bien plus loin : Aude refuse presque la notion de genre et ce qu'elle dit de ses sentiments pour Claude me semble d'une modernité incroyable : « En y réfléchissant, je m'apercevais que je ne songeais jamais à Claude comme à une femme. Nous étions seulement deux êtres humains en face l'un de l'autre, spirituels, presque asexués ». Quant aux relations physiques, ses propos frappent par leur sincérité : « J'avais cru aimer les hommes et ils n'avaient pas été mes amants. J'avais pris des amants, et c'étaient des hommes que je n'aimais pas. L'amour et l'acte de l'amour avaient toujours été pour moi parfaitement distincts. Ces expériences me permettaient de considérer l'acte physique de l'amour comme dénué de toute importance. Parmi les différentes actions que l'on peut commettre, c'est encore celle qui vous engage le moins. »
Quelle honnêteté dans les propos de cette femme qui refuse, au nom de sa liberté, de se plier aux convenances de la morale bourgeoise, une femme qui « ne se paye pas de mots. » Seule, la vérité est son guide. Tant pis si les autres n'ont pas la même. Elle l'exprime à plusieurs reprises dans le texte : tous ses actes, ses propos sont réfléchis et assumés. Aude est une femme libre, elle fera ce qu'elle croit être juste et en correspondance avec sa vision de la vie.
Inutile de vous dire, encore une fois, que la découverte de ce texte et de cette auteure ont été pour moi une expérience essentielle : ce refus du mensonge et de l'illusion m'apparaît digne du plus grand respect . « Ni à travers un être, ni à travers une idée je n'avais su donner un sens à ma vie. Des millions de gens vivent ainsi et s'en contentent. Je n'étais pas de ceux-là. » Qui peut avoir le courage d'oser penser cela ?
De plus, j'admire cette nécessité fondamentale qu'elle a d'être en accord avec elle-même et d'assumer jusqu'au bout ses moindres actions, si opposées soient-elles à la morale de la société. Comment ne pas l'admirer ?
Une postface passionnante de Nicolas Chevassus-au-Louis rappelle à quel point Édith Thomas a été de tous les combats, osant dire à voix haute, à travers de nombreux articles de journaux notamment, ce que d'aucuns préféraient passer sous silence, et ce, avec une telle perspicacité dans ses analyses et une telle indépendance d'esprit que l'on ne peut qu'être fasciné par l'intelligence et le courage de cette femme.
Je ne peux que vous conseiller de lire Le Jeu d'échecs. Qui sait ? Vous n'aurez peut-être pas l'occasion de recroiser Édith Thomas et donc de la rencontrer et croyez-moi sur parole, vous perdriez beaucoup. Vous serez inévitablement touché par la modernité de son propos et la sincérité qui est la sienne à chaque page. Quant à son écriture, elle achèvera de vous enchanter.
A découvrir (auteure et œuvre) de TOUTE URGENCE !!!
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